Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 24 novembre 2020

LETTRE D'UN HOMME PRÉOCCUPÉ

  

 

« J’ai peur un jour de faire le mauvais choix,

de choisir la mauvaise ligne du temps, de

choisir la ligne du temps la plus sombre. »

 

Cher Alain,

 

J’ai longtemps hésité à t’écrire cette lettre. En relisant Pourparlers de Gilles Deleuze, je me demandais si le combat des idées peut vraiment être à la hauteur de l’amitié, en surmonter les lois. Ce qui est certain, c’est que notre métier, et tu en as plus d’un – écrivain – peut-être le plus important – professeur d’université, chroniqueur, est un peu à l’image de la philosophie. Il ne se sépare pas d’une « colère contre l’époque ». On mène tous une guerre contre les puissances – chacun à sa manière : l’État, les religions, l’opinion et les croyances, le capital, les industries de l’image et de la communication, etc. C’est pourquoi nos pratiques, nos disciplines sont elles aussi traversées de « grandes batailles intérieures ». Des batailles qui demeurent cependant des « batailles pour rire » (Éditions de Minuit, 1990, p. 7). Je crains pourtant que celle-ci ne soit trop sérieuse, qu’elle n’engage au-delà de l’université la société en son entier. Non seulement notre minuscule communauté. L’autre jour, sur Radio-Canada, j’écoutais donc « L’air du temps : le rôle du professeur » : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/chronique/207020/alain-farah-air-du-temps. J’essayais de deviner quel personnage tu avais encore inventé, quel masque tu t’étais cette fois choisi.

La guérilla des mots faisait rage dans ce qu’on appelle la citadelle du savoir. On y citait « nègre », « racisme », Dany Laferrière ou encore Pierre Vallières. Tu prenais le parti de parler de ta « profession », prudent, un peu méfiant même face à ce que tu nommes avec une pompe voulue et un sarcasme non dissimulé la « temporalité hystérico-médiatique ». Et voilà que tu te poses en dissident, et t’entêtes à naviguer à contretemps : « j’aurais pu être d’actualité » et même, ajoutes-tu, signé à la suite de la chronique d’Isabelle Hachey en faveur de la liberté académique comme des centaines de collègues, condamnant à l’occasion « la déplorable décision » du recteur de l’université d’Ottawa de suspendre la Dr Lieutenant-Duval. J’aime assez que tu nous parles d’ailleurs. Ou de plus loin. De ce « métier d’ignorance » que Jean-Marie Gleize attribue à la poésie et à la littérature. Roland Barthes parlait, quant à lui, d’inconnaissance à propos du texte moderne. Il ne me gêne pas que tu refuses de te « rallier au camp des préoccupés ». Au contraire : la liberté de penser, le plaisir de la contradiction, le besoin de provoquer, voilà ce qui nous rend complices.

De ce camp-là, celui des préoccupés, je fais partie néanmoins. Aussi l’argument ironique, plein de condescendance pour « la corporation des professeurs », se charge-t-il à mes yeux d’une singulière résonance. Car dans cette prise de parole, qui aime à débusquer l’angle mort, l’arrière-pensée, et s’interroge sur l’origine même de toute parole, il est pour le moins étonnant de recourir à des termes aussi spontanément anti-intellectualistes, qui appartiennent de coutume aux rhétoriques réactionnaires. Surprenant de prêter sa voix au dictionnaire des droites les plus brutales et les plus répressives, qui ont toujours tenu à soumettre ou à marginaliser celles et ceux qui font profession de savoir et de penser, y voyant un corps parasite de la société. Et être préoccupé, cela me suffit après tout comme éthique. Bien entendu, il m’arrive de goûter aussi l’exercice qui consiste à mettre les rieurs de son côté. Ce jeu m’apparaît le plus souvent suspect cependant. Et puis : cette posture de la dissidence n’est-elle pas une stratégie de dupe ? Aller seul. Nous l’héritons des romantiques. Résister aux foules. Le siècle qui vient de s’écouler, riche déjà en horreurs et en injustices, en compte d’aussi nombreux exemples. Mais surtout : que vaut la dissidence lorsque, se réclamant des « vaincus » pour lesquels elle exprime sa plus sincère et légitime sympathie, elle s’aligne en vérité exactement sur les positions du recteur de l’université d’Ottawa, défenseur déclaré des droits des minorités, s’il le faut par la censure et la répression, ou celles du premier ministre Justin Trudeau, qui, un peu à l’étroit depuis sa péripétie Black Face, calcule d’abord ses appuis électoraux. J’imagine qu’on appelle cela la hauteur de vue ou mieux : le courage politique.

Ainsi le rôle de l’écrivain consiste-t-il, sous couvert de sensibilité, à nous vendre la doxa du moment ? Ce moment dont il prétend s’être tant écarté ? Libre à chacun de ridiculiser les nombreuses lettres que les universitaires ont adressées ce dernier mois au public dans les journaux pour défendre la liberté académique. Peut-être aurait-il été intéressant d’éclairer les esprits ? De faire comprendre la démarche ? De démystifier en tout premier lieu les termes du débat. De les mettre en perspective. Sans didactisme aucun. Avec la même légèreté de ton. Bien entendu, on peut à l’inverse agiter la question à la manière de Céline sur le mode de la moquerie jubilatoire :  « C’est un dangereux précédent ! La société est au seuil de l’effondrement ! L’université aussi ! », et ne voir au fond dans cette controverse qu’une « énergie perdue » ou le « retour de la tour d’ivoire ». Drôle d’image pourtant, vieux stéréotype accusateur, qui l’une comme l’autre nous feraient presque oublier que la demande idéologique des étudiants met très précisément aux prises l’université avec la société. Le mot en n-, ce qui s’appelle nègre ou nigger (car je n’ai pas le goût de la périphrase ni de l’euphémisme, à l’image de celles ou ceux qui se plient servilement aux injonctions de la bienpensance), ce mot est le lieu d’une sanction. Il est aussi révélateur d’une lutte de pouvoir. 

S’obstiner à n’y voir que ce mot-là, un seul et unique mot justement, alors qu’il est inséparable de contextes, d’énonciations, de valeurs que produisent ces contextes et ces énonciations, ressortit à la méprise. Nègre, rappelle Achille Mbembe, désigne un « sujet de race » et une « sauvage extériorité », une instance assujettie, celle qu’invente le regard occidental – cet Autre converti en Objet, « somme de voix, d’énoncés et de discours, de savoirs » ou « ensemble de discours et de pratiques » avant de devenir à son tour sujet de l’histoire, de sa propre histoire au travers des violences de l’esclavage, de la ségrégation, de la terreur – sujet qui déclare et oppose alors son identité : « le Nègre dit de lui-même qu’il est celui sur qui on n’a pas prise ; celui qui n’est pas là où on le dit, encore moins là où on le cherche, mais plutôt là où il n’est pas pensé. » (Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 52). Le nom de l’individuation de l’autre. Le nom d’une autre individuation – et il importe de souligner que cet autre texte comme l’appelle Mbembe les militants antiracistes s’empêchent, et empêchent quiconque, de le penser précisément parce qu’ils destinent d’emblée le mot aux gémonies, à l’interdiction la plus sacrée, imposent autour de lui le silence le plus strict. En retour, les préoccupés ne s’inquiètent pas de ne pas pouvoir utiliser ce mot en classe. Non. À l’instar de cette professeure, ils font œuvre plutôt, et avec la prudence savante qui les caractérise pour la plupart, de citation discursive – décrivant sous ce nom le mouvement de réappropriation et d’individuation collective des communautés noires : « la conscience nègre du Nègre » (ibid., p. 54). Et si privation il y a, la seule qui vaille est ce geste par lequel les « Nègres » reprennent aux Blancs un nom, une identité dont l’oppresseur les aura absolument dépourvus.

Quel qu’il soit, un mot confisqué (pourquoi « momentanément » ? qu’arrivera-t-il après ?) sera toujours un mot en moins et par conséquent un mot de trop – la moindre prescription porte atteinte aux sujets qui l’emploient comme à ceux qui ne l’emploient pas. Le signe circule dans la langue, il appartient à chaque locuteur, et nul n’ignore le champ de ses valeurs et de ses contre-valeurs. Chacun s’expose. Le langage n’est pas neutre (et tout cette controverse porte sur le langage). On ne saurait en interdire la mention. On ne saurait davantage en réguler voire légiférer l’usage. On ne voit pas pour finir par quel mystérieux pouvoir de prédiction – s’il nous était absolument retiré – il représenterait « le premier et le seul sans doute qu’on nous confisquera[it] ». Imprudente déclaration. Enfin, cette tentation de soustraire, d’exclure, de prohiber ne regarde-t-elle pas également celui qui posait avec fermeté et lucidité que « le jour où les écrivains aur[aie]nt un code de déontologie, on sera[it] dans des régimes totalitaires, sous la censure » (Alain Farah, « L’écrivain responsable », La Presse, 10 janvier 2015 : https://www.lapresse.ca/arts/livres/201501/10/01-4834016-alain-farah-lecrivain-responsable.php)... Car la littérature ne peut-elle pas en retour tout dire ? Oui. Tout dire, j’insiste. Et « tout dire » s’entend ici de manière inséparable de « comment dire » : c’est la condition de ce tout. Tout dire engage une éthique de la parole qui a peu à voir avec cette absurde morale a priori de la langue, qui dicterait le choix de tel mot, qui édicterait telle règle d’exclusion. On ne choisit pas ses mots. Ce sont eux qui vous choisissent. Ce sont encore eux qui nous font sujets. La preuve en est ce que profère Clémence dans La ligne la plus sombre d’Alain Farah et Mélanie Baillairgé (Montréal, La Pastèque, 2016, p. 81) : « Dauphine, ils veulent que je leur écrive des discours. – Un Arabe comme nègre d’une femme qui fait la promotion d’une charte catho-laïque ? » Énoncé dans l’énoncé, ou discours de discours, polyphonie à l’extrême et contre-emploi à l’auteur libre et disposant d’un talent réel – nègre y travaille à déconstruire sur fond de drapeaux et carrés rouges une politique identitaire. Ah, Pauline ! Si je suis la requête idéologique des étudiants d’Ottawa, il conviendrait en bonne logique de voiler ce mot infâme, comme ce sein nu que Tartuffe ne saurait voir. Envisager impérativement un substitut lexical à l’occasion d’une nouvelle édition du roman graphique ?

Est-ce donc à dire, Alain, que l’institution « déconne » ? qu’on s’obstine ici pour un mot, à côté des 754 mots en -n que contiendrait par ailleurs le dictionnaire ? Si c’est ça le trip. Où se situe vraiment le statu quo qui nous condamnerait tous à la « sclérose » ? Au cœur même de la vigilance collective, de ce niveau d’alerte critique qu’ont en partage les membres du corps parasite ? Ou au contraire dans la promotion démagogique d’une idéologie populiste, qui parle d’« expérience » à défaut de « savoir » ? qui s’exprime (et en retire alors un supplément symbolique) au nom des dominés et à la place des dominés ? qui accuse les dominants – au milieu desquels, malgré qu’il en ait, l’écrivain occupe une place (sans doute inconfortable) – il aggrave son cas en bossant pour les Anglos… – les accuse d’un manque de sensibilité, d’un « défaut d’empathie » ? L’ignorance, qui gouverne l’acte de création, si elle met en crise la culture, s’établit toujours en connaissance de cause. Elle met en mouvement par son geste même une critique de la culture. Elle n’en fait pas l’économie. L’inconnaissance ne célèbre pas l’inculture. Éveiller la corporation des professeurs, capables de les « analyser » et de les « combattre », aux « mécanismes » d’aliénation (sans que ceux-ci soient jamais nommés ni identifiés) n’est pertinent qu’à condition d’échanger un débat pour l’autre. Soutenir des « vaincus centenaires », parce qu’ils « arrivent enfin au début de leur parole », entraîne une lente et patiente chronologie. Soixante-dix ans séparent Black Lives Matter des premières marches des Civil Rights aux USA. Medgar Evers, Martin Luther King, Malcom X, James Baldwin. Un long, vraiment long début. Et puis de quels vaincus parlons-nous ? Des descendants d’esclaves, minoritaires épars, qui vivent sur les hauteurs de Westmount ou sur le bitume du Plateau ? Ou des nouveaux opprimés qui se tassent dans les rues de Villeray ou de Montréal-Nord ? De celles ou ceux qui sont exclu.e.s de l’instruction ? De celles ou ceux qui ont accès à l’enseignement supérieur ?

Si l’université est aussi un lieu où peuvent s’objectiver les mécanismes d’aliénation, c’est parce qu’elle n’est pas absolument cette citadelle inexpugnable du savoir. Elle ne peut à elle seule corriger l’ordre social. Ni devenir si simplement le théâtre de guerres culturelles. Elle peut certes reproduire durement les inégalités. Ce risque, nous en sommes de longue date avertis. Mais sa tâche ne consiste pas à se mettre soudain à parler la langue de la souffrance et de la blessure. La direction éclairée des esprits reste sa mission première. Produire les instruments de connaissance qui deviendront peut-être un jour les instruments d’émancipation de celles ou ceux qui comptent aujourd’hui parmi les plus réfractaires. D’écoute sensible je suis moi aussi préoccupé. Mais de même qu’elle passe sous silence les violences socio-économiques, cette écoute est pleine de surdité. Entend-elle le climat de délation et d’intimidation qu’ont instauré ceux et celles qui se disent victimes d’une insulte verbale ? Perçoit-elle les complicités des pouvoirs académiques et des pouvoirs politiques ? En face de sujets de race, toujours minoritaires, voit-elle ces sujets de savoir qui, prisonniers d’une situation socialement ambiguë, n’ont de prétendus privilèges qu’à proportion de leur propre assujettissement aux intérêts de l’entreprise ? Elle ne dit rien enfin de cette rhétorique de la radicalité, venue de l’extrême-gauche américaine qui, dépourvue d’alternative politique, sans programme mais très morale, lave les cerveaux à coups de « racisme systémique », ce lieu commun qui circule de bouche en bouche, sans preuves ni démonstrations, et travaille en chacun la culpabilité collective, alors quil nest rien de plus difficile à décrire. Je ne chanterai pas les vertus d’Evergreen College.


Être de gauche, c’est aussi apprendre à désapprendre. Apprendre à rester lucide. Sans compromis avec l’air du temps.


Je ne m’excuserai pas de m’être enraciné au Canada et au Québec en pur importé – plus blanc que blanc – au lieu d’un « sale importé ». Je ne l’ai pas choisi. Pas plus qu’on ne choisit d’être Noir. Ou Arabe. Et pire encore : égypto-libanais ou libano-égyptien comme toi. Un sale bâtard, quoi. Nous le sommes tous, Alain. Il n’y a pas de « races », cette sotte vue de l’esprit, il n’y a que des métèques. Il n’y a pas d’identités, pas d’identité qui ne se définisse autrement que comme altérité, ce qu’a toujours enseigné la littérature. Je ne ferai pas non plus repentance du fait de vivre du bon côté de l’ordre économique mondial. Je pense seulement à Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès qu’il m’a été donné de « professer » à plusieurs reprises, sans que personne dans notre département à McGill – maîtres ou élèves – y ait jamais trouvé à redire. Une des pièces les plus puissamment politiques que je connaisse. Et les chiens, comme tu sais, ce sont ces salauds de Blancs et de Français. Sur le site du chantier, placé quelque part dans un pays de l’Afrique de l’Ouest (du Sénégal au Nigéria), je pense à ce pont suspendu qui y sert de décor. Un pont qui restera inachevé jusqu’à la fin du drame et le meurtre de Cal – métaphore du rapport entre les peuples et les cultures, entre le Nord et le Sud. Les choses iront mieux lorsque, à l’image de Léone parlant allemand et d’Alboury s’exprimant en ouolof, on passera « beaucoup de temps ensemble » – beaucoup de temps à parler : « On se taira quand on se comprendra ».



Ton frère de ventre – et de pensée.