Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 12 novembre 2020

JEUX DE POUVOIR

     En admettant que les analyses qui précèdent soient dans leur approximation même à peu près correctes – au sens où elles permettent au plan optique une correction minimale de l’objectif, il reste néanmoins à démontrer : a. la validité même de cette critique du logos universitaire portée de l’intérieur ; b. la validité du paradigme culturel-politique du sensible qui la sous-tend. Du second point se détachent en tous cas plusieurs jeux et enjeux de pouvoir. Un élément de cet ordre est bien entendu le communiqué du recteur et vice-chancelier Jacques Frémont au Sénat de l’Université d’Ottawa du 19 octobre qui a contribué à tendre de manière spectaculaire les rapports dans son propre établissement, une gestion piteuse de la crise, notamment par le mutisme entourant les pratiques d’intimidation  – une attitude qui a suscité plusieurs condamnations ouvertes et fermes de la part de certains représentants de la classe politique (https://medias.uottawa.ca/nouvelles/message-du-recteur-jacques-fremont-au-sujet-dun-incident-recent-faculte-arts). Mais l’intérêt du texte se tient peut-être davantage dans sa cohérence idéologique. D’une part, dans sa réplique aux 34 signataires : « C’est dans ce contexte qu’est survenu l’incident de la Faculté des arts où plusieurs ont tenté de réduire la question à une simple question de liberté d’expression et/ou de liberté académique. » De fait, le souci de l’administration est de réinscrire ce qu’elle qualifie « d’incident » dans la trame d’actes racistes ou d’actes apparentés, ce qui à première vue est absolument légitime. Mais le geste autorise à renvoyer chaque professeur.e à ses responsabilités et à payer si nécessaire pour ses paroles, peu importe que celles-ci soient ou non autorisées par les savoirs à transmettre. Ainsi, « lors de l’incident, l’enseignante avait tout à fait le choix, dans ses propos, d’utiliser ou non le mot commençant par -n ; elle a choisi de le faire avec les conséquences que l’on sait. » Il est donc dans l’ordre des choses que Lieutenant-Duval soit la cible d’une campagne virulente de dénonciation, la direction de l’établissement ne trouvant là rien à redire et démentant à terme l’exercice même de la liberté académique, hors débat selon elle. En vertu d’une rhétorique bien établie, et alors que liberté d’expression et dignité des minorités peuvent être selon Jacques Frémont « réconciliés » (le mot n’est pas neutre tant il résonne politiquement dans l’usage qui en est fait par le pouvoir fédéral autour des Premières Nations notamment), que doivent encore être respectés « les droits des uns et des autres », on trouve néanmoins plus de droits du côté des étudiant.e.s et plus d’obligations et/ou de responsabilités du côté des enseignant.e.s dont pour l’occasion on aura marqué et creusé la ligne de démarcation jusqu’à les mettre en vis-à-vis les uns des autres – ce qui, on s’en doute, ne peut que favoriser un climat serein d’apprentissage et d’écoute mutuelle. Dans ce cadre, le communiqué se fait un devoir de pointer « les agressions et micro-agressions dont sont régulièrement victimes des membres noirs ou racisés de notre communauté » et souligne avec justesse les divergences de perception qui les entourent : « ce qui peut sembler banal pour un membre de la communauté majoritaire peut être perçu par plusieurs membres de la minorité comme étant profondément offensant. » Mais les présupposés de l’analyse demeurent résolument identitaires ; les schèmes de perception des uns et des autres, stricts produits de l’histoire, reposent in fine sur la même essentialisation des différences – et deviennent aussi incommunicables qu’incommensurables. La conclusion qui s’en dégage apparaît hautement problématique. « Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression. » Le propos disqualifie par avance toute espèce d’objection. « Tout simplement » entend porter une leçon à l’ensemble de la communauté en lui restituant ce que par ses réactions – celles des professeur.e.s entre autres, elle ne voit pas : le tangible de l’évidence même – l’élémentaire d’expériences fondées sur les violences physiques, verbales, symboliques, que personne n’oserait par ailleurs nier ni contester. Un tel énoncé constitue pourtant une variante de la déclaration de l’étudiante : « une Blanche ne devrait jamais prononcer ce mot, point ». D’une part, et pour rappel la micro-agression qui fait désormais partie de la novlangue académique, est au départ un emprunt à la psychiatrie américaine, avant d’être étendue pour décrire des formes d’échanges banals mais stigmatisants et humiliants envers des expressions sociales d’altérité, des minorités ethniques ou des marginaux aux groupes LGBTQ, etc. La difficulté est qu’avant de se prononcer sur la légitimité c’est non seulement l’applicabilité mais la valeur opératoire du concept qui se dérobent : la catégorie de micro-agression a souvent été mise en cause pour les raisons mêmes qui la retiennent à une logique relative(-relativiste) à l’appréciation et surtout à l’appréciateur. Du moins est-elle inséparable de ce que les sociologues Bradley Campbell et Jason Manning ont nommé une « culture of victimhood » (« Microaggression and Moral Cultures », Comparative Sociology, vol. 13-6, 2014, p. 692-726). Si l’on veut, le concept de micro-agression étant centré sur la victime, apte par définition (et en priorité) à l’identifier, la déclaration du communiqué est circulaire : elle exclut nécessairement les dominants (les Blancs). Il est presque superflu de le préciser. Mais la déclaration ne dit rien sur les critère de reconnaissance. Moins encore, par l’usage qui peut en être fait, de l’arbitraire possible des sujets. Or l’énoncé qui assume pleinement cette culture de la victimisation, en excluant les membres de groupes dominants, devrait aussi logiquement en exclure l’auteur lui-même, et l’exclure de la pratique de la décision et de l’arbitrage alors qu’il prétend « personnellement » se battre « souvent pour défendre la liberté d’expression de collègues dont les propos sont rapportés à [s]on bureau et pour lesquels [s]es interlocuteurs exigent l’imposition de sanctions. » Ce n’est pas la nature auto-contradictoire de l’énoncé qui fait défaut – on en a vu d’autres – et la visée pragmatique immédiate est bien d’occuper le point de vue de la victime, des victimes – sinon de les aider, du moins de ne pas leur déplaire. La restriction qui est au cœur du principe dicté rend surtout irréaliste la proposition au vu précisément des distributions démographiques et de la dissymétrie admise à plusieurs reprises entre majorité et minorité(s), groupes dominants et groupes dominés. Plus gravement, elle laisse croire à la victime (et cest probablement à ce niveau que se loge le plus la démagogie) qu’elle peut exercer le jugement au nom du droit qui lui est reconnu et des dommages physiques ou mentaux qui ont été causés à son encontre. On ne saurait rêver usage plus biaisé et moins rationnel de la justice sous prétexte de réparations et d’équilibre des réparations – s’il est vrai que ce qui vaut pour les uns doit également valoir pour les autres (Blancs, Noirs, dominants, dominés, etc.) avec toutes les correctifs de l’équité, des droits donnés aux individus et aux communautés. On ne saurait trouver enfin morceau plus retors, exploitant à des fins politiques, et de manière optimale, la mauvaise conscience du Blanc.