Comment par les manières s’invente, entre les places déterminées et différenciées de la culture, des lieux communs ? Comment se nouent culture et politique ? À cette question commune à l’art et aux arts (de faire), il me semble presque impossible de répondre sans référence au langage et à la langue. Non à cause de quelque privilège logocentrique, et Michel de Certeau, alerté sur ce point critique comme la majorité des pensées contemporaines, ne cesse au contraire de penser ensemble expériences non discursives et expériences discursives, des pratiques en face de discours indexés sur les pouvoirs d’une raison exclusive et dominante (Derrida, Foucault, etc.). Il reste que si la langue prend place parmi les autres activités sociales, sous sa forme écrite ou orale elle constitue également « le bien, la production de tous, le lieu par excellence des pratiques anonymes de création et de circulation, ce en quoi se cristallise et se donne à voir une culture, et donc une liberté » (La prise de parole, p. 210). Un principe essentiel s’y accorde qui tient la langue pour un modèle sinon le modèle de ce qu’est l’invention des manières. À ce titre, la langue n’est ni un moyen ni un instrument mais plutôt un champ d’individuation(s) d’abord repérable(s) à toutes sortes d’altérations, inversions ou déformations de la culture (insultes, blasphèmes, dialogues, jeux de mots, quiproquos, procédés satirico-comiques, figures, allitérations, etc.), la langue étant elle-même le siège de tensions et d’effets d’autorité.
Bien entendu, Michel de Certeau n’en excepte pas « l’opération littéraire », qui prend à revers la syntaxe et le vocabulaire pour leur « faire avouer ce qu’ils répriment », ou cultive les lapsus et l’usage onirique des signes, mais il demeure réservé devant ces « violences faites au langage » qui participent selon lui « de ce qu’elles dénoncent » (La culture au pluriel, p. 75-76 ; et le court paragraphe en contrepoint dans L’étranger ou l’union dans la différence, p. 102-103). La « démystification du langage » passerait plutôt par un combat politique « effectif et non pas littéraire » qui implique « la prise au sérieux et les risques d’engagement avec les réprimés » (ibid., p. 82). D’un côté, c’est que vérifie dans le passage l’allusion à Artaud : l’auteur se tient lucidement en retrait des avant-gardismes de la subversion. De l’autre, il commet à son tour cet autre lapsus de remettre en mémoire par le sérieux la critique chez Austin du poétique. Au demeurant, il se montre aussi sensible sinon plus au phénomène des ateliers d’écriture, dont la nouveauté s’affirme justement au cours des années soixante, à cause de leur « “mise en culture de la langue” » (La prise de parole, p. 209) : in-culture ou dé-culture, comment dire cela ? Ce sont des pratiques révélatrices du sentiment que les scripteurs entretiennent avec l’idéologie normative de la faute, la conscience en retour de « mal parler » ou de ne pas « savoir écrire » (id.). Ceci à mettre en lien avec le maltraitement de la langue chez les mystiques, leurs « phrases » exorbitées, ce qui est jugé maniéré ou extravagant ; ou la question de l’illettrisme, etc.