Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 16 septembre 2017

POUR UNE THÉORIE D'ENSEMBLE

Sous le signe de Max Horkheimer et de l’École de Francfort, l’avertissement liminaire de l’ouvrage se veut sans équivoque. Est-il même possible d’escamoter un projet qui concentre de la sorte l’intégralité d’une œuvre, passée et à venir ?
La théorie est critique. C’est son aventure. La théorie du langage est une aventure de l’anthropologie. Elle ne peut pas ne pas se hasarder comme théorie du sens, mettre à l’épreuve sa propre historicité, et celle du langage. D’où à la fois elle est particulière, et déborde ses limites. Partant de l’implication réciproque entre le langage et la littérature, elle ne refait plus l’erreur théorique et politique de ceux qui se sont tenus à la technicité des problèmes. Le travail théorique se découvre autant un travail de l’éthique et du politique.[1]
Dans ce cadre, le rythme relève typiquement de ce que Deleuze appelait un « “petit” concept » à « grande résonance » : au fondement d’une pensée de l’humain, il englobe aussi bien la sphère de l’individuel que celle du social, du culturel, de l’éthique et du politique. Et c’est même cette question, construite du point de vue du langage et spécifiquement de la littérature, qui est devenue insistante au fil du temps. Bien entendu, quoiqu’il soit lisible pour nous rétrospectivement, ce programme se dessinait encore inconsciemment, avec sa part d’imprévisible, pour l’auteur au moment où il l’inventait dans ses premiers livres. L’œuvre n’en apparaît que plus mouvante, ce qui explique peut-être les difficultés éprouvées à la lecture. En théorie comme en poésie, les progressions sont aveugles, les tentatives se confondent avec les trouvailles. En plus d’une argumentation qui s’organise souvent sur le mode implicite, il y subsiste d’inévitables zones d’opacité ; certaines propositions ont servi provisoirement de formules avant d’être abandonnées ; d’autres au contraire restent en germes[2] ou ont libéré une dynamique exploratoire.
Cette dynamique a suscité d’innombrables incompréhensions, et révélé des a priori tenaces : « La suite des œuvres de Meschonnic n’a pas vraiment réalisé le programme, elle l’a seulement prodigieusement amplifié (et obscurci) d’innombrables prises de positions polémiques. La répétition d’assertions absolues et définitives y a suppléé à la démonstration[3] ». Ou comment se débarrasser d’un cadavre encombrant son chemin, et liquider les 732 pages de Critique du rythme. Cette dynamique a généré inversement des imitations et des contrefaçons : l’absence élémentaire de sens critique s’accompagne dans ce cas du degré zéro de la théorie[4]. Au-delà de ce double effet récurrent, quand elle a été attentive, la réception de l’œuvre en a surtout défait la cohérence interne, y réinstallant des discontinuités. Ainsi, alors que la poétique de la traduction chez Meschonnic semble s’être imposée comme une référence incontournable, et il y aurait lieu de s’interroger sur ce clivage, la réflexion générale sur la littérature a été et demeure constamment minorée. Elle suscite le malaise, effraie par ce qu’on juge n’être qu’un avatar de dogmatisme, au lieu de la contre-argumenter rigoureusement. D’aucuns lui préfèrent l’éclectisme rassurant et conventionnel des études de lettres, capable d’allier l’histoire littéraire aux méthodes éprouvées de la sémiotique, de la stylistique et de l’herméneutique, par exemple.
Si l’œuvre dérange à ce point, c’est qu’elle bouscule en premier lieu des habitudes de pensée, modelées par l’appareil épistémologique et idéologique du signe, culturellement dominant, qui voudraient aujourd’hui enfermer l’objet « littérature » dans la sphère de ses propriétés esthétiques et formelles, en se satisfaisant ipso facto des discours du spécialiste. La théorie de la littérature accepterait ainsi d’être une théorie locale ou régionale, esquivant les problèmes majeurs que traite pourtant la poétique de Meschonnic, au sens que l’auteur revendique à la suite de Benjamin Lafaye dans son Dictionnaire des synonymes de la langue française en 1858 : « Traiter, c’est en effet agiter, discuter ou débattre, et prendre un parti[5] ». Et l’auteur a pris parti pour une théorie d’ensemble qui se fonde sur « la tenue corrélative, inséparable, de la rhétorique au sens d’Aristote, de la poétique même, de l’éthique et du politique » : plus encore, sa démarche consiste à « retrouver un lien empirique entre la pratique et la théorie de la chose littéraire, suivre le lien interne qui fait de la forme-sujet dans l’œuvre de langage un discours direct et indirect sur la forme-sujet du politique[6] ».
À revers de l’héritage des Lumières, qui ont œuvré dans le sens de la séparation ou de l’hétérogénéité du politique, de l’éthique, du poétique, l’objectif n’est pas cependant d’assurer une nouvelle dialectique, sous l’espèce d’une synthèse, mais de montrer qu’une théorie de la société ou du pouvoir, l’analyse des rapports entre identité et altérité, des liens entre peuples et cultures, ne sauraient faire l’économie d’une pensée du langage et de la littérature. C’est de ce strict point de vue que Meschonnic interroge l’ensemble des sciences sociales, met à nu les présupposés de la linguistique et de la psychanalyse, discute les modèles qu’en proposent la sociologie, l’histoire ou l’ethnographie. Cet échange permanent mais vigilant peut dérouter l’amateur des Belles-Lettres, il répond néanmoins à la définition de l’intellectuel critique : celui qui, agissant au nom de la littérature, n’a de cesse d’en sortir et d’en étendre les problématiques en dehors de son champ d’origine, se mêlant de ce qui a priori ne le regarde pas.




[1] Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 15.
[2] À la lecture par exemple de ce segment : « Mais si la prose est, en elle-même, l’irréversible du rythme, la poésie ne s’y oppose plus », Politique du rythme, politique du sujet, p. 9.
[3] Laurent Jenny, « Une difficulté dans la pensée du style », Critique, 752-753, Les Éditions de Minuit, 2010, p. 39. Est-il besoin de rappeler que le style n’a jamais représenté une catégorie viable pour Meschonnic ?
[4] Parmi tant d’autres éruptions, citons Résonance générale, revue publiée depuis 2007 aux Éditions du Grand Tétras.
[5] Traité du rythme – des vers et des proses, en collaboration avec Gérard Dessons, Paris, Dunod, 1998, p. X.
[6] Politique du rythme, politique du sujet, ibid.