Sous le signe de Max Horkheimer
et de l’École de Francfort, l’avertissement liminaire de l’ouvrage se veut sans
équivoque. Est-il même possible d’escamoter un projet qui concentre de la sorte
l’intégralité d’une œuvre, passée et à venir ?
La théorie
est critique. C’est son aventure. La théorie du langage est une aventure de
l’anthropologie. Elle ne peut pas ne pas se hasarder comme théorie du sens,
mettre à l’épreuve sa propre historicité, et celle du langage. D’où à la fois
elle est particulière, et déborde ses limites. Partant de l’implication
réciproque entre le langage et la littérature, elle ne refait plus l’erreur
théorique et politique de ceux qui se sont tenus à la technicité des problèmes.
Le travail théorique se découvre autant un travail de l’éthique et du
politique.[1]
Dans ce cadre, le rythme relève
typiquement de ce que Deleuze appelait un « “petit” concept » à
« grande résonance » : au fondement d’une pensée de l’humain, il
englobe aussi bien la sphère de l’individuel que celle du social, du culturel,
de l’éthique et du politique. Et c’est même cette question, construite du point
de vue du langage et spécifiquement de la littérature, qui est devenue
insistante au fil du temps. Bien entendu, quoiqu’il soit lisible pour nous
rétrospectivement, ce programme se dessinait encore inconsciemment, avec sa
part d’imprévisible, pour l’auteur au moment où il l’inventait dans ses
premiers livres. L’œuvre n’en apparaît que plus mouvante, ce qui explique
peut-être les difficultés éprouvées à la lecture. En théorie comme en poésie,
les progressions sont aveugles, les tentatives se confondent avec les
trouvailles. En plus d’une argumentation qui s’organise souvent sur le mode implicite,
il y subsiste d’inévitables zones d’opacité ; certaines propositions ont
servi provisoirement de formules avant d’être abandonnées ; d’autres au
contraire restent en germes[2]
ou ont libéré une dynamique exploratoire.
Cette dynamique a suscité d’innombrables
incompréhensions, et révélé des a priori tenaces : « La suite des
œuvres de Meschonnic n’a pas vraiment réalisé le programme, elle l’a seulement
prodigieusement amplifié (et obscurci) d’innombrables prises de positions
polémiques. La répétition d’assertions absolues et définitives y a suppléé à la
démonstration[3] ».
Ou comment se débarrasser d’un cadavre encombrant son chemin, et liquider les
732 pages de Critique du rythme. Cette dynamique a généré inversement des imitations et des
contrefaçons : l’absence élémentaire de sens critique s’accompagne dans ce
cas du degré zéro de la théorie[4].
Au-delà de ce double effet récurrent, quand elle a été attentive, la réception
de l’œuvre en a surtout défait la cohérence interne, y réinstallant des
discontinuités. Ainsi, alors que la poétique de la traduction chez Meschonnic
semble s’être imposée comme une référence incontournable, et il y aurait lieu
de s’interroger sur ce clivage, la réflexion générale sur la littérature a été
et demeure constamment minorée. Elle suscite le malaise, effraie par ce qu’on
juge n’être qu’un avatar de dogmatisme, au lieu de la contre-argumenter
rigoureusement. D’aucuns lui préfèrent l’éclectisme rassurant et conventionnel
des études de lettres, capable d’allier l’histoire littéraire aux méthodes
éprouvées de la sémiotique, de la stylistique et de l’herméneutique, par
exemple.
Si l’œuvre dérange à ce point,
c’est qu’elle bouscule en premier lieu des habitudes de pensée, modelées par
l’appareil épistémologique et idéologique du signe, culturellement dominant,
qui voudraient aujourd’hui enfermer l’objet « littérature » dans la
sphère de ses propriétés esthétiques et formelles, en se satisfaisant ipso facto des discours du spécialiste. La
théorie de la littérature accepterait ainsi d’être une théorie locale ou
régionale, esquivant les problèmes majeurs que traite pourtant la poétique de Meschonnic, au sens que l’auteur revendique à la
suite de Benjamin Lafaye dans son Dictionnaire des synonymes de la langue française en 1858 : « Traiter, c’est en effet agiter, discuter ou débattre, et prendre un parti[5] ». Et l’auteur a pris parti pour
une théorie d’ensemble qui se fonde sur « la tenue corrélative,
inséparable, de la rhétorique au sens d’Aristote, de la poétique même, de
l’éthique et du politique » : plus encore, sa démarche consiste à
« retrouver un lien empirique entre la pratique et la théorie de la chose
littéraire, suivre le lien interne qui fait de la forme-sujet dans l’œuvre de
langage un discours direct et indirect sur la forme-sujet du politique[6] ».
À revers de l’héritage des
Lumières, qui ont œuvré dans le sens de la séparation ou de l’hétérogénéité du
politique, de l’éthique, du poétique, l’objectif n’est pas cependant d’assurer
une nouvelle dialectique, sous l’espèce d’une synthèse, mais de montrer qu’une
théorie de la société ou du pouvoir, l’analyse des rapports entre identité et
altérité, des liens entre peuples et cultures, ne sauraient faire l’économie
d’une pensée du langage et de la littérature. C’est de ce strict point de vue
que Meschonnic interroge l’ensemble des sciences sociales, met à nu les
présupposés de la linguistique et de la psychanalyse, discute les modèles qu’en
proposent la sociologie, l’histoire ou l’ethnographie. Cet échange permanent
mais vigilant peut dérouter l’amateur des Belles-Lettres, il répond néanmoins à
la définition de l’intellectuel critique : celui qui, agissant au nom de
la littérature, n’a de cesse d’en sortir et d’en étendre les problématiques en
dehors de son champ d’origine, se mêlant de ce qui a priori ne le regarde pas.