Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 16 septembre 2017

LE DON DE LA PENSÉE

Ainsi, qu’il dérive ou non vers la polémique, l’intellectuel selon Meschonnic se veut toujours vigilant et même intempestif, en une acception assez proche des Unzeitgemässe Betrachtungen de Nietzsche dont la valeur n’est pas l’inactuel, « mauvaise traduction » mais plutôt « la nécessité du contre » : « pour penser[1] ». Car l’essentiel est de reconnaître et de créer des problèmes. Au lieu de chercher des réponses, il s’agit de découvrir sous les réponses les problèmes qui en sont constitutifs. La critique conserve sur ce point une valeur kantienne, celle d’un retour au fondement. Enfin, ce goût du débat, avec les savoirs, avec soi-même aussi, assure surtout à la pensée sa puissance et son indépendance. Et s’il la rend littéralement insupportable pour beaucoup, il en fait en même temps le caractère inimitable. La pensée de Meschonnic n’est redevable à personne, ce qui ne signifie pas qu’elle déroge au jeu des influences, des citations ou des emprunts, comme il en va pour toute œuvre digne de ce nom.
Son exigence critique a eu cependant un coût, qu’il est vital de mesurer : la marginalité dans laquelle on voudrait tenir et retenir l’œuvre. Car les livres semblent y faire écho, privilégiant la scénographie du solitaire. Il ne s’agit pas d’une posture en trompe-l’œil, mais de la façon dont Meschonnic s’est lui-même représenté. Certaines figures lui servent de caution, et forment l’anthologie intime de l’auteur : Baudelaire, Mallarmé, Kafka, Rimbaud, Michaux. Scève, oublié et réhabilité. Tsvetaieva. Walter Benjamin. Ferdinand de Saussure, universitaire déclassé, et sa « poétique interrompue[2] » qui soustrait le Cours de linguistique générale à son interprétation structuraliste. « Seul comme Benveniste…[3] ». Quant à Kenneth Burke, qui repense le rapport entre signes et action, « c’est un grand esprit critique » par la manière même « dont il déborde les disciplines » : s’il « fait figure de solitaire », il est finalement qualifié de « marginal majeur[4] ». Le double, pourtant si dissemblable, masque à peine un autoportrait. La condition de Spinoza à l’écart de son milieu d’origine mais aussi « sa réclusion volontaire, son refus – pour rester libre – d’aller enseigner à Heidelberg » ne s’expliquent pas uniquement par son anti-rabbinisme : elles s’enracinent dans un sentiment de répugnance à l’égard de « la mainmise de toute autorité sur la pensée[5] ».
Au milieu de ce personnel symbolique, Hugo est celui qui concentre le plus clairement le paradoxe éthique de cette aventure : « Ma vie se résume en deux mots : solitaire, solidaire » (Carnet, 1870). La paronomase se transforme en emblème. Elle montre surtout que la solitude n’est pas synonyme d’isolement, de rejet ou de rupture, mais qu’elle traduit une nécessité. Étant solidaire, parce qu’elle est solitaire, cette pensée est habitée et peuplée ; elle est traversée par une diversité de voix. Aux côtés de Hugo se rangent Nerval, Apollinaire, Aragon, Desnos, Éluard, Spire, Guillevic, l’autre versant qui s’illustre dans la légende, le proverbe, le folklore ou témoigne du regard humble de l’écrivain sur le monde, sensible aux singularités de l’ordinaire. Ainsi se dévoile le besoin d’une parole collective qui hante et traverse la poésie de Meschonnic lui-même depuis Dédicaces proverbes (1972) et Légendaire chaque jour (1979) jusqu’à Voyageurs de la voix (1985) ou Parole rencontre (2008). À travers l’acte critique, cette pensée se révèle par conséquent généreuse, ouverte aux autres.
      Le symbole en serait l’adverbe disposé en tête de l’interrogation célèbre de Heidegger : « Oui, qu’appelle-t-on penser ? » dans le chapitre qui ouvre Dans le bois de la langue. S’il s’apparente à une marque orale, l’adverbe est d’abord un geste de continuation, qui requalifie la question philosophique, et lui attribue une actualité nouvelle dans la perspective d’une poétique. « Oui » est mieux encore un indice allégorique, qui oriente la pensée vers son infini et son inconnu, ainsi qu’en témoigne en contexte littéraire l’analyse que Meschonnic a donnée de ce simple monosyllabe quelques années auparavant chez Mallarmé contre l’ontologie négative. « Oui », c’est le mot d’un sujet tendu « vers un autre sujet », une requête de dialogue chargée finalement d’une « oralité heureuse[6] ». C’est ce geste qui résume le mieux l’auteur en son œuvre, ce mot qui peut tenir lieu d’identité et de portrait. Aux générations futures de s’en saisir et d’y répondre pour inventer leur lecture.



[1] Spinoza poème de la pensée, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 9.
[2] Dans le bois de la langue, p. 470-482.
[3] Dans le bois de la langue, p. 359-389.
[4] Politique du rythme, politique du sujet, respectivement p. 385 et 406.
[5] Spinoza poème de la pensée, p. 155.
[6] « Mallarmé, au-delà du silence » dans Écrits sur le livre, Paris, Éditions de l’éclat, 1985, p. 61-62.