Ainsi, qu’il dérive ou non vers
la polémique, l’intellectuel selon Meschonnic se veut toujours vigilant et même
intempestif, en une acception assez proche des Unzeitgemässe Betrachtungen de Nietzsche dont la valeur n’est pas l’inactuel, « mauvaise
traduction » mais plutôt « la nécessité du contre » :
« pour penser[1] ».
Car l’essentiel est de reconnaître et de créer des problèmes. Au lieu de
chercher des réponses, il s’agit de découvrir sous les réponses les problèmes
qui en sont constitutifs. La critique conserve sur ce point une valeur
kantienne, celle d’un retour au fondement. Enfin, ce goût du débat, avec les
savoirs, avec soi-même aussi, assure surtout à la pensée sa puissance et son
indépendance. Et s’il la rend littéralement insupportable pour beaucoup, il en fait en même
temps le caractère inimitable. La pensée de Meschonnic n’est redevable à
personne, ce qui ne signifie pas qu’elle déroge au jeu des influences, des
citations ou des emprunts, comme il en va pour toute œuvre digne de ce nom.
Son exigence critique a eu
cependant un coût, qu’il est vital de mesurer : la marginalité dans
laquelle on voudrait tenir et retenir l’œuvre. Car les livres semblent y faire
écho, privilégiant la scénographie du solitaire. Il ne s’agit pas d’une posture
en trompe-l’œil, mais de la façon dont Meschonnic s’est lui-même représenté.
Certaines figures lui servent de caution, et forment l’anthologie intime de
l’auteur : Baudelaire, Mallarmé, Kafka, Rimbaud, Michaux. Scève, oublié et
réhabilité. Tsvetaieva. Walter Benjamin. Ferdinand de Saussure, universitaire
déclassé, et sa « poétique interrompue[2] » qui soustrait le Cours de linguistique générale à son interprétation
structuraliste. « Seul comme Benveniste…[3] ». Quant à Kenneth
Burke, qui repense le rapport entre signes et action, « c’est un grand
esprit critique » par la manière même « dont il déborde les
disciplines » : s’il « fait figure de solitaire », il est
finalement qualifié de « marginal majeur[4] ». Le double,
pourtant si dissemblable, masque à peine un autoportrait. La condition de
Spinoza à l’écart de son milieu d’origine mais aussi « sa réclusion
volontaire, son refus – pour rester libre – d’aller enseigner à
Heidelberg » ne s’expliquent pas uniquement par son anti-rabbinisme :
elles s’enracinent dans un sentiment de répugnance à l’égard de « la
mainmise de toute autorité sur la pensée[5] ».
Au milieu de ce personnel
symbolique, Hugo est celui qui concentre le plus clairement le paradoxe éthique
de cette aventure : « Ma vie se résume en deux mots : solitaire,
solidaire » (Carnet, 1870). La paronomase se transforme en emblème. Elle montre surtout que la
solitude n’est pas synonyme d’isolement, de rejet ou de rupture, mais qu’elle
traduit une nécessité. Étant solidaire, parce qu’elle est solitaire, cette
pensée est habitée et peuplée ; elle est traversée par une diversité de
voix. Aux côtés de Hugo se rangent Nerval, Apollinaire, Aragon, Desnos, Éluard,
Spire, Guillevic, l’autre versant qui s’illustre dans la légende, le proverbe,
le folklore ou témoigne du regard humble de l’écrivain sur le monde, sensible
aux singularités de l’ordinaire. Ainsi se dévoile le besoin d’une parole
collective qui hante et traverse la poésie de Meschonnic lui-même depuis Dédicaces proverbes (1972) et Légendaire chaque jour (1979) jusqu’à Voyageurs de la voix (1985) ou Parole rencontre (2008). À travers l’acte critique, cette pensée se révèle par conséquent
généreuse, ouverte aux autres.
Le symbole en serait l’adverbe
disposé en tête de l’interrogation célèbre de Heidegger : « Oui,
qu’appelle-t-on penser ? » dans le chapitre qui ouvre Dans le bois de la langue. S’il s’apparente à une
marque orale, l’adverbe est d’abord un geste de continuation, qui requalifie la
question philosophique, et lui attribue une actualité nouvelle dans la
perspective d’une poétique. « Oui » est mieux encore un indice
allégorique, qui oriente la pensée vers son infini et son inconnu, ainsi qu’en
témoigne en contexte littéraire l’analyse que Meschonnic a donnée de ce simple
monosyllabe quelques années auparavant chez Mallarmé contre l’ontologie
négative. « Oui », c’est le mot d’un sujet tendu « vers un autre
sujet », une requête de dialogue chargée finalement d’une « oralité
heureuse[6] ».
C’est ce geste qui résume le mieux l’auteur en son œuvre, ce mot qui peut tenir
lieu d’identité et de portrait. Aux générations futures de s’en saisir et d’y
répondre pour inventer leur lecture.