Pour être un penseur de l’infime,
écrivant à contretemps, Meschonnic n’a pas été cependant un penseur hors les
murs. Sur ce point, l’auteur se dérobe à l’antinomie commode du dedans et du
dehors. Sa théorie ne se sépare pas d’un ancrage institutionnel, sociologiquement
caractéristique des générations intellectuelles de la deuxième moitié du XXe
siècle. L’écrivain et le théoricien contiennent un enseignant, et
réciproquement. Et de même qu’il ne sépare pas création et réflexion,
traduction et écriture, Meschonnic rejette la dichotomie entre recherche et
enseignement. La pensée a un lieu d’exercice, concret, empirique, qui lui donne
sa dimension immédiatement collective. Elle engage elle-même, et de manière
pour ainsi dire réflexive, « une pragmatique du rapport aux autres »
et corrélativement « une pratique du discours[1] » :
Je ne suis
pas un enseignant honteux comme on a parlé du juif honteux. Ceux qui le sont
manquent tout le politique de leur insertion. À mon avis, ils manquent le
politique du langage, et ce qu’il y a de politique dans la théorie (id.).
Ainsi s’explique l’accent que
l’auteur porte sur l’aventure intellectuelle de Vincennes, ouverte aux
« non-bacheliers » comme aux « salariés » selon « une
continuité permanente de l’Université à la société » (p. 272). En soi ce
rapport est déjà une utopie à construire et montre quelle fonction doit être
celle de l’université. Espace de liberté où se croisent débutants et diplômés,
Vincennes constitue un lieu d’expérimentation irréductible aux mythes
contestataires et modernistes issus de mai 68 qui ont en partie accompagné sa
fondation : l’interdisciplinarité, l’avant-gardisme, la dé-hiérarchisation
des rapports sociaux, la libération de la parole fondée sur le rejet de
l’autorité alors aveuglément assimilée à la maîtrise du savoir... Comme
« lieu non lieu de la théorie » (p. 261), deménagé en 1986 à
Saint-Denis sous l’appellation d’Université de Paris 8, Vincennes a été aussi
une « révolution institutionnalisée » (p. 264). Produit d’une
« gauche introuvable et perdue » (id.), sous l’effet des politiques publiques mais également d’orientations
démagogiques liées à la gouvernance interne de l’établissement, Vincennes est
devenue sa propre légende : une histoire ressassée qui dissimule avec
peine le manque d’inventivité et la routine des connaissances, comme en
témoigne le délitement actuel des départements de littérature française et
comparée ou de philosophie – entre autres (la liste est à étendre…)
Reste l’utopie dont
l’enseignement et sa reconception contiennent le programme : c’est sur le
modèle talmudique que Meschonnic envisage l’échange de la parole lui-même
fondée sur la maîtrise d’une argumentation, susceptible de faire advenir une
« pluralité de sujets » au lieu de former des « disciples »
(p. 270). L’enseignement doit être la théorie comme activité, ce cadre où se
découvrent « les contradictions, le chaos critique, les
non-certitudes » (p. 267), ce qui suppose de rompre avec l’opposition
factice entre « l’enseignement-répétition » et « le
séminaire-recherche » (p. 270). Ainsi, au lieu de porter l’attention sur
« les moyens de transmettre », il s’agit d’actualiser les
« moyens de penser » (p. 269) dès le plus jeune âge. L’enseignement
n’est autre que la réalisation de la théorie comme critique : un mode de
subjectivation multiple à distance respective du pédagogisme (celui pratiqué
par l’Inspection générale et les IUFM-ESPE) et du monologisme savant qui tend à
assujettir ses interlocuteurs au lieu de les affranchir. Autrement dit,
l’enseignement ne ressortit pas à la reproduction (sociologique et
idéologique) ; il participe d’une méthode collective et systématique de
désapprentissage. Il s’agit avant tout de mettre au jour les discours et les
stratégies avec lesquels on pense le langage et plus encore la littérature, de
les saisir comme modes de représentations, et par conséquent de comprendre
leurs limites, ce qu’ils permettent et empêchent à la fois de voir.