En évoquant l’intellectuel
critique, il ne s’agit pas de raisonner à l’intérieur d’une typologie, en
distinguant sinon opposant cette tierce figure aux parangons déjà établis,
après l’intellectuel total (Sartre) et l’intellectuel spécifique (de Michel
Foucault à Pierre Bourdieu). De surcroît, si la tradition accorde volontiers ce
statut au moraliste ou au philosophe de formation, aujourd’hui au scientifique,
du fait de leur vocation à l’universel, ou de leur capacité à transcender
savoirs et compétences et à faire face aux questions majeures liées à
l’évolution des sociétés contemporaines, elle admettrait peut-être moins à ce
rang un linguiste doublé d’un poète et d’un traducteur qui se présente comme
Henri Meschonnic en spécialiste de la littérature. « Dans le bruit qui
emporte chaque jour le contemporain », qui se préoccupe donc de « ce
qui ne fait aucun bruit, et qui apparemment n’a aucune urgence »,
c’est-à-dire de « la chose littéraire[1] » ? Pourtant,
c’est bien à partir de ce que l’auteur appelle le poème et l’écoute du poème que ses
textes interrogent notre présent, et même notre quotidien, celui de la « mondialisation », du
gouvernement des savoirs et des techniques, du « dialogue entre les
cultures », du statut des minorités, de l’essor des intégrismes, des
rapports entre le politique, l’économique et le religieux, comme le devenir des
« États-nations » et des sujets dans l’histoire.
Cet intellectuel-là, d’une espèce
rare, est donc l’homme d’un paradoxe fondateur : c’est en pensant ce qu’il
y a de plus « infime »[2]
et de presque dérisoire, l’œuvre de langage appréhendée du point de vue du
sujet, de la signifiance des prosodies et du rythme, du phrasé et de l’oralité,
que peut advenir selon lui une pensée de l’universel. En effet, faire la
théorie du poème, c’est reconnaître en premier lieu ce que nous fait le poème,
le pouvoir insoupçonné et imprévisible qu’il a de « transformer le
monde » en transformant notre « rapport au monde[3] ». À l’évidence,
cette position rappelle les Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le
monde, ce qui importe, c’est de le transformer[4] ». Cependant, l’enjeu
n’est plus d’interpréter mais de comprendre que le poème et plus généralement
la littérature se définissent comme une critique du langage, et que ce
processus entraîne avec lui une critique des conceptions jusque-là acquises de
l’individuation et de la socialisation, de la culture, de l’idéologie et de
l’histoire.
La liberté de ton qui distingue
cette démarche, son caractère souvent provocateur et iconoclaste, ne
destinaient pas davantage Meschonnic au sacerdoce intellectuel. L’auteur a ceci
d’original que son activité ne s’est jamais complètement confondue avec le
métier d’universitaire, bien souvent circonscrit aux thématiques d’une
discipline et à la transmission pratique des savoirs, selon un territoire
strictement cadastré par l’institution. De l’intellectuel à l’universitaire, la
différence est capitale. Au moment où disparaissait Henri Meschonnic, le 8
avril 2009, le CNRS, les instituts de recherche, la majorité des établissements
d’enseignement supérieur en France étaient secoués par des grèves inédites, en
lutte depuis plusieurs mois contre des réformes d’inspiration néolibérale,
marquant à la fois un processus d’expansion en Europe du capitalisme cognitif
et une ingérence sans précédent des États dans l’univers scolastique…
Or si ces événements ont traduit
une intense prise de conscience au sein du milieu universitaire, spécialement
dans le domaine des sciences sociales et des humanités, en principe étranger
aux impératifs de compétitivité et de rentabilité imposés par les élites
politiques, ils ont été également révélateurs de la prise de pouvoir, opérée de
longue date, par les gestionnaires de la pédagogie et les marchands de la
recherche : les nouveaux chiens de garde du consensus qui ont abdiqué le
sens de leur fonction au sein de la société. Dans les deux cas, prise de
conscience et prise de pouvoir, les acteurs ont souvent exhibé le même déficit
de théorie critique sans laquelle il n’est pas de position intellectuelle
viable.
Il y a bien chez Meschonnic un
mode d’intervention au cœur de la société. Mais pour être publique, sa démarche
n’a pas emprunté nécessairement la voie honorifique ou médiatique. Enseignant
de 1963 à 1968 à l’université de Lille, il rejoint dès sa création en 1969 le
Centre expérimental de Vincennes comme il en va pour Nicolas Ruwet, Serge
Leclaire, Michel Foucault ou Jean-François Lyotard, par exemple. Il achève sa
carrière en 1997 à Paris 8 en Seine Saint-Denis. Sa réflexion théorique, dans
le champ de la poétique, Meschonnic l’accomplit loin de ces lieux symboliques, le
Collège de France ou l’Académie française, qui consacrent en France l’union du
pouvoir et du savoir, de la vérité et de l’autorité. De même, si elle n’a pas
répugné absolument à recourir aux médias (Le Monde, France Culture), cette pensée reste toutefois
imperméable à la stratégie du fast thinking, composé hybride de journalisme et d’érudition, qui substitue sur
l’internet, les chaînes de télévision ou les réseaux radiophoniques, le
spectacle de la culture aux rigueurs du travail savant.