Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 16 septembre 2017

LE PENSEUR DE L'INFIME

En évoquant l’intellectuel critique, il ne s’agit pas de raisonner à l’intérieur d’une typologie, en distinguant sinon opposant cette tierce figure aux parangons déjà établis, après l’intellectuel total (Sartre) et l’intellectuel spécifique (de Michel Foucault à Pierre Bourdieu). De surcroît, si la tradition accorde volontiers ce statut au moraliste ou au philosophe de formation, aujourd’hui au scientifique, du fait de leur vocation à l’universel, ou de leur capacité à transcender savoirs et compétences et à faire face aux questions majeures liées à l’évolution des sociétés contemporaines, elle admettrait peut-être moins à ce rang un linguiste doublé d’un poète et d’un traducteur qui se présente comme Henri Meschonnic en spécialiste de la littérature. « Dans le bruit qui emporte chaque jour le contemporain », qui se préoccupe donc de « ce qui ne fait aucun bruit, et qui apparemment n’a aucune urgence », c’est-à-dire de « la chose littéraire[1] » ? Pourtant, c’est bien à partir de ce que l’auteur appelle le poème et l’écoute du poème que ses textes interrogent notre présent, et même notre quotidien, celui de la « mondialisation », du gouvernement des savoirs et des techniques, du « dialogue entre les cultures », du statut des minorités, de l’essor des intégrismes, des rapports entre le politique, l’économique et le religieux, comme le devenir des « États-nations » et des sujets dans l’histoire.
Cet intellectuel-là, d’une espèce rare, est donc l’homme d’un paradoxe fondateur : c’est en pensant ce qu’il y a de plus « infime »[2] et de presque dérisoire, l’œuvre de langage appréhendée du point de vue du sujet, de la signifiance des prosodies et du rythme, du phrasé et de l’oralité, que peut advenir selon lui une pensée de l’universel. En effet, faire la théorie du poème, c’est reconnaître en premier lieu ce que nous fait le poème, le pouvoir insoupçonné et imprévisible qu’il a de « transformer le monde » en transformant notre « rapport au monde[3] ». À l’évidence, cette position rappelle les Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer[4] ». Cependant, l’enjeu n’est plus d’interpréter mais de comprendre que le poème et plus généralement la littérature se définissent comme une critique du langage, et que ce processus entraîne avec lui une critique des conceptions jusque-là acquises de l’individuation et de la socialisation, de la culture, de l’idéologie et de l’histoire.
La liberté de ton qui distingue cette démarche, son caractère souvent provocateur et iconoclaste, ne destinaient pas davantage Meschonnic au sacerdoce intellectuel. L’auteur a ceci d’original que son activité ne s’est jamais complètement confondue avec le métier d’universitaire, bien souvent circonscrit aux thématiques d’une discipline et à la transmission pratique des savoirs, selon un territoire strictement cadastré par l’institution. De l’intellectuel à l’universitaire, la différence est capitale. Au moment où disparaissait Henri Meschonnic, le 8 avril 2009, le CNRS, les instituts de recherche, la majorité des établissements d’enseignement supérieur en France étaient secoués par des grèves inédites, en lutte depuis plusieurs mois contre des réformes d’inspiration néolibérale, marquant à la fois un processus d’expansion en Europe du capitalisme cognitif et une ingérence sans précédent des États dans l’univers scolastique…
Or si ces événements ont traduit une intense prise de conscience au sein du milieu universitaire, spécialement dans le domaine des sciences sociales et des humanités, en principe étranger aux impératifs de compétitivité et de rentabilité imposés par les élites politiques, ils ont été également révélateurs de la prise de pouvoir, opérée de longue date, par les gestionnaires de la pédagogie et les marchands de la recherche : les nouveaux chiens de garde du consensus qui ont abdiqué le sens de leur fonction au sein de la société. Dans les deux cas, prise de conscience et prise de pouvoir, les acteurs ont souvent exhibé le même déficit de théorie critique sans laquelle il n’est pas de position intellectuelle viable.
Il y a bien chez Meschonnic un mode d’intervention au cœur de la société. Mais pour être publique, sa démarche n’a pas emprunté nécessairement la voie honorifique ou médiatique. Enseignant de 1963 à 1968 à l’université de Lille, il rejoint dès sa création en 1969 le Centre expérimental de Vincennes comme il en va pour Nicolas Ruwet, Serge Leclaire, Michel Foucault ou Jean-François Lyotard, par exemple. Il achève sa carrière en 1997 à Paris 8 en Seine Saint-Denis. Sa réflexion théorique, dans le champ de la poétique, Meschonnic l’accomplit loin de ces lieux symboliques, le Collège de France ou l’Académie française, qui consacrent en France l’union du pouvoir et du savoir, de la vérité et de l’autorité. De même, si elle n’a pas répugné absolument à recourir aux médias (Le Monde, France Culture), cette pensée reste toutefois imperméable à la stratégie du fast thinking, composé hybride de journalisme et d’érudition, qui substitue sur l’internet, les chaînes de télévision ou les réseaux radiophoniques, le spectacle de la culture aux rigueurs du travail savant.



[1] Politique du rythme, politique du sujet, Paris, Verdier, 1995, p. 9.
[2] Gloires. Traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, « préface », p. 35.
[3] Vivre poème, Paris, Dumerchez, 2006, p. 12.
[4] Friedrich Engels et Karl Marx, L’Idéologie allemande, Paris, Les Éditions sociales, 1975, p. 27.