[Communication inédite, texte d’hommage
donné à Strasbourg, 2010 à la demande de Pascal Maillard. Titre : Henri Meschonnic, la poétique à coups de marteau. Portrait d'un intellectuel critique. Je lui donne un lieu,
conscient de sa valeur strictement circonstancielle.]
Dans Pourparlers, évoquant la disparition de
Michel Foucault en 1984, Gilles Deleuze retrace avec émotion la cohérence de
son parcours, les crises et les discontinuités qui l’ont traversé et modelé,
l’originalité qui le distingue. Mais ce qu’il en retient va au-delà de
l’amitié, dépasse les considérations intimes et affectives. C’est avant tout l’image
d’un esprit indépendant qui est allé « là où personne ne pourrait le
suivre[1] ».
Foucault occupe dans l’histoire de la philosophie une place unique, sans
imitation possible, parce que son œuvre obéit avant tout à une logique interne,
capable de déplacer les limites du pensable : « Dès qu’on fait un pas
hors de ce qui a été déjà pensé, dès qu’on s’aventure en dehors du
reconnaissable et du rassurant, dès qu’il faut inventer de nouveaux concepts
pour des terres inconnues, les méthodes et les morales tombent, et penser
devient, suivant une formule de Foucault, un “acte périlleux” » (ibid., p. 140).
Cette exigence, sans laquelle il
n’existe pas d’expérience intellectuelle, fait certes vaciller les principes,
les vérités ou les certitudes. Mais elle se reconnaît d’abord au goût du
risque. Elle porte la définition de la pensée au niveau éthique. Elle prend la
forme d’une recherche, guidée par une idée obscure et jalonnée de découvertes
et d’inventions. En bien des points, Deleuze pressent qu’elle ressemble à la
démarche de l’écrivain. Mais cet acte est aussi porteur d’une sourde violence,
il entraîne une lutte intérieure, d’inévitables conflits avec les
représentations, les croyances voire les préjugés qui habitent chacun. La
pensée est un geste périlleux parce qu’elle fait mal, à soi et aux autres.
Aussi plutôt que d’en juger d’abord par les procédures logiques et
méthodologiques qu’elle met en œuvre, sa valeur de système et ses capacités
heuristiques, c’est à travers les « problèmes de vie » (p. 143)
qu’elle affronte sans les résoudre qu’il convient d’en rendre compte. Deleuze y
ajoute cette proposition capitale que sa force advient à part égale dans des
zones marginales ou des textes mineurs, et qu’on éprouve même en des lieux
minimes son caractère inépuisable et actif : « Il arrive parfois
aussi qu’un “petit” concept ait une grande résonance » (p. 123).
Ces lignes d’hommage, pourtant
inexplicables en dehors de l’événement qui les a suscitées, la contingence
absurde de la mort, débordent leurs circonstances d’origine : c’est leur
valeur démonstrative et symbolique qui importe avant tout. Car elles dessinent
malgré le travail du temps, et maintes différences observables, le portrait de
cet autre penseur qu’a été – à sa manière, tout aussi radicalement singulière,
– Henri Meschonnic. Outre que le dialogue souterrain qui s’est noué avec la
philosophie deleuzienne, l’échange plus explicite que l’auteur a eu avec
Foucault mériteraient sans aucun doute d’être explorés en eux-mêmes, cet
étrange rappel en forme de détour n’apparaît pas inutile. Non pour comparer des
ethê assurément incomparables, mais pour indiquer ce qui gouvernera ici la
lecture de l’œuvre : la catégorie devenue incommode, tour à tour décriée
et usurpée, héroïque ou pompeuse, la seule qui convienne pourtant, celle de l’intellectuel.
Et plus précisément, par une étrange tautologie qui s’élucidera plus loin, l’intellectuel
critique.