Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 16 septembre 2017

LA POÉTIQUE À COUPS DE MARTEAU

[Communication inédite, texte d’hommage donné à Strasbourg, 2010 à la demande de Pascal Maillard. Titre : Henri Meschonnic, la poétique à coups de marteau. Portrait d'un intellectuel critique. Je lui donne un lieu, conscient de sa valeur strictement circonstancielle.]

Dans Pourparlers, évoquant la disparition de Michel Foucault en 1984, Gilles Deleuze retrace avec émotion la cohérence de son parcours, les crises et les discontinuités qui l’ont traversé et modelé, l’originalité qui le distingue. Mais ce qu’il en retient va au-delà de l’amitié, dépasse les considérations intimes et affectives. C’est avant tout l’image d’un esprit indépendant qui est allé « là où personne ne pourrait le suivre[1] ». Foucault occupe dans l’histoire de la philosophie une place unique, sans imitation possible, parce que son œuvre obéit avant tout à une logique interne, capable de déplacer les limites du pensable : « Dès qu’on fait un pas hors de ce qui a été déjà pensé, dès qu’on s’aventure en dehors du reconnaissable et du rassurant, dès qu’il faut inventer de nouveaux concepts pour des terres inconnues, les méthodes et les morales tombent, et penser devient, suivant une formule de Foucault, un “acte périlleux” » (ibid., p. 140).
Cette exigence, sans laquelle il n’existe pas d’expérience intellectuelle, fait certes vaciller les principes, les vérités ou les certitudes. Mais elle se reconnaît d’abord au goût du risque. Elle porte la définition de la pensée au niveau éthique. Elle prend la forme d’une recherche, guidée par une idée obscure et jalonnée de découvertes et d’inventions. En bien des points, Deleuze pressent qu’elle ressemble à la démarche de l’écrivain. Mais cet acte est aussi porteur d’une sourde violence, il entraîne une lutte intérieure, d’inévitables conflits avec les représentations, les croyances voire les préjugés qui habitent chacun. La pensée est un geste périlleux parce qu’elle fait mal, à soi et aux autres. Aussi plutôt que d’en juger d’abord par les procédures logiques et méthodologiques qu’elle met en œuvre, sa valeur de système et ses capacités heuristiques, c’est à travers les « problèmes de vie » (p. 143) qu’elle affronte sans les résoudre qu’il convient d’en rendre compte. Deleuze y ajoute cette proposition capitale que sa force advient à part égale dans des zones marginales ou des textes mineurs, et qu’on éprouve même en des lieux minimes son caractère inépuisable et actif : « Il arrive parfois aussi qu’un “petit” concept ait une grande résonance » (p. 123).
Ces lignes d’hommage, pourtant inexplicables en dehors de l’événement qui les a suscitées, la contingence absurde de la mort, débordent leurs circonstances d’origine : c’est leur valeur démonstrative et symbolique qui importe avant tout. Car elles dessinent malgré le travail du temps, et maintes différences observables, le portrait de cet autre penseur qu’a été – à sa manière, tout aussi radicalement singulière, – Henri Meschonnic. Outre que le dialogue souterrain qui s’est noué avec la philosophie deleuzienne, l’échange plus explicite que l’auteur a eu avec Foucault mériteraient sans aucun doute d’être explorés en eux-mêmes, cet étrange rappel en forme de détour n’apparaît pas inutile. Non pour comparer des ethê assurément incomparables, mais pour indiquer ce qui gouvernera ici la lecture de l’œuvre : la catégorie devenue incommode, tour à tour décriée et usurpée, héroïque ou pompeuse, la seule qui convienne pourtant, celle de l’intellectuel. Et plus précisément, par une étrange tautologie qui s’élucidera plus loin, l’intellectuel critique.





[1] Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, [1990] 2003, p. 115.