C’est que l’œuvre fait preuve d’une étonnante faculté
de résistance aux modes, aux discours dominants, tout en cherchant à discerner
le présent immédiat, dénommé contemporain, « objectivement chronologique, c’est-à-dire non
marqué », transitoire et fugitif, et le moderne ou « présent de l’avenir[1] »,
indice au contraire qu’une œuvre et une pensée font valeur. Ce qui ne signifie
nullement que les livres de Meschonnic s’exceptent eux-mêmes de l’époque. Aux
prises avec les débats qui ont nourri la deuxième moitié du XXe
siècle, ils sont aussi à leur manière datés, c’est-à-dire d’abord situés. À
commencer par la notion de poétique elle-même que l’auteur s’efforce alors de soustraire
à sa définition post-aristotélicienne comme à sa réappropriation par la
linguistique jakobsonienne. Mais l’attention accrue aux concepts, dont témoigne
le glossaire collectif joint à Pour la poétique I en 1970, porte la trace sinon de convergences du
moins d’influences épistémologiques, notamment du marxisme althussérien. Si la
théorie ne cesse de se transformer, et s’éloigne progressivement de ces
modèles, c’est qu’elle travaille d’abord à sa propre cohérence. Dans chaque
cas, c’est une parole capable de reconnaître et d’objectiver ses conditions
d’énonciation, une parole conçue comme historicité :
Aujourd’hui, le problème est de
savoir comment utiliser la linguistique contemporaine, et sa terminologie, sans
en faire un usage métaphorique. Le problème n’est pas : faut-il être
structuraliste, formaliste ? Mais il est : comment l’être ? On
ne le peut sans en faire d’abord la critique lucide[2].
Dans cette entreprise, structuralisme et formalisme
ont donc le statut d’un présupposé. Ils ont été effectivement déterminants dans
la genèse d’une pensée dont les premiers travaux se distinguent par des
collaborations, notamment en lexicographie sous la direction de Jean Dubois[3].
Toutefois, ceux qui se réfèrent encore à certaines notions des années
soixante-dix, telles que forme-sens ou monisme (matérialiste) par exemple
rapidement abandonnées par la suite, non seulement ignorent avec superbe le
restant de l’œuvre (quelques quarante ouvrages, si peu…) mais entretiennent
surtout un contresens en oubliant (ou feignant d’oublier) la valeur inaugurale
du déictique : « aujourd’hui[4] ».
Or ce qui s’annonce dans les pages liminaires de Pour la poétique n’est pas une
nouvelle variante du structuralisme mais sa critique radicale au nom d’une même
requête intellectuelle, l’exercice de lucidité, qui oblige alors l’auteur à
inventer un contre-modèle.
De fait, au cours de la première décennie, l’attention
portée aux catégories techniques du langage chez Meschonnic, de la métaphore au
rythme en passant par l’allégorie et la parabole, participe pour partie de la
nouvelle épistémè, axée sur la construction de systèmes formels
(Greimas, Ruwet, Barthes, Riffaterre). De même, l’intérêt que l’auteur porte à
l’interaction langue/culture et langue/pensée, à partir de Humboldt dans Le Signe et le poème (1975), puis dans Le Langage Heidegger (1990) et Spinoza poème de la pensée (2002), comme la
problématique de l’art amorcée dès Modernité modernité (1988), en peinture et en sculpture dans Le Rythme et la lumière (2000) et Le Nom de notre ignorance (2006), cet intérêt s’inscrit dans une discursivité
nouvelle, conjuguant le privilège du sens et du sensible au déclin du paradigme
structuraliste, auquel Meschonnic a lui-même contribué. Il n’empêche que sa
poétique de la philosophie ne ressemble en rien à la philosophie de la
littérature proposée par Vincent Descombes ou Jacques Rancière, par exemple.
Quant à sa théorie de l’art, elle ne relève pas de l’esthétique, englobant désormais
stylistique et poétique[5].
Ainsi, l’œuvre de Meschonnic traverse les époques avec
lesquelles elle se bat et se débat inlassablement. Mais elle ne leur ressemble
pas, et leur demeure au contraire irréductible, toujours en avant. Au moment où
les avant-gardes des années soixante et soixante-dix commencent à prendre leur
plein essor, Change, Langages ou Poétique, elle vise déjà à
jeter les fondements d’une autre « épistémologie de l’écriture »,
dénonçant les apories inhérentes à la « politique et poétique de “Tel
Quel” », anticipant les dangers de l’« “application” du marxisme à la
littérature et à la linguistique[6] »,
depuis Bakhtine jusqu’à Macherey. Elle est doublement étrangère à la
restauration intellectuelle, néo-humaniste et réactionnaire, qui sous couvert
de défendre la culture, l’art et les humanités, a promu ces quinze dernières
années un dogmatisme anti-théorique et le retour aux méthodes les plus éculées[7]. En ce
sens, l’œuvre de Meschonnic peut se lire elle-même comme une écriture et une
pensée « à contretemps » qui agirait pour cette raison « au-delà
de son temps[8] ».
C’est ce qui explique que nous n’en sommes peut-être pas nous-mêmes les
contemporains, du moins les commentateurs les mieux avisés.
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Hugo,
la poésie contre le maintien de l’ordre, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 9 et
12.