Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 16 septembre 2017

L'AUJOURD'HUI DE L'OEUVRE

C’est que l’œuvre fait preuve d’une étonnante faculté de résistance aux modes, aux discours dominants, tout en cherchant à discerner le présent immédiat, dénommé contemporain, « objectivement chronologique, c’est-à-dire non marqué », transitoire et fugitif, et le moderne ou « présent de l’avenir[1] », indice au contraire qu’une œuvre et une pensée font valeur. Ce qui ne signifie nullement que les livres de Meschonnic s’exceptent eux-mêmes de l’époque. Aux prises avec les débats qui ont nourri la deuxième moitié du XXe siècle, ils sont aussi à leur manière datés, c’est-à-dire d’abord situés. À commencer par la notion de poétique elle-même que l’auteur s’efforce alors de soustraire à sa définition post-aristotélicienne comme à sa réappropriation par la linguistique jakobsonienne. Mais l’attention accrue aux concepts, dont témoigne le glossaire collectif joint à Pour la poétique I en 1970, porte la trace sinon de convergences du moins d’influences épistémologiques, notamment du marxisme althussérien. Si la théorie ne cesse de se transformer, et s’éloigne progressivement de ces modèles, c’est qu’elle travaille d’abord à sa propre cohérence. Dans chaque cas, c’est une parole capable de reconnaître et d’objectiver ses conditions d’énonciation, une parole conçue comme historicité :
Aujourd’hui, le problème est de savoir comment utiliser la linguistique contemporaine, et sa terminologie, sans en faire un usage métaphorique. Le problème n’est pas : faut-il être structuraliste, formaliste ? Mais il est : comment l’être ? On ne le peut sans en faire d’abord la critique lucide[2].
Dans cette entreprise, structuralisme et formalisme ont donc le statut d’un présupposé. Ils ont été effectivement déterminants dans la genèse d’une pensée dont les premiers travaux se distinguent par des collaborations, notamment en lexicographie sous la direction de Jean Dubois[3]. Toutefois, ceux qui se réfèrent encore à certaines notions des années soixante-dix, telles que forme-sens ou monisme (matérialiste) par exemple rapidement abandonnées par la suite, non seulement ignorent avec superbe le restant de l’œuvre (quelques quarante ouvrages, si peu…) mais entretiennent surtout un contresens en oubliant (ou feignant d’oublier) la valeur inaugurale du déictique : « aujourd’hui[4] ». Or ce qui s’annonce dans les pages liminaires de Pour la poétique n’est pas une nouvelle variante du structuralisme mais sa critique radicale au nom d’une même requête intellectuelle, l’exercice de lucidité, qui oblige alors l’auteur à inventer un contre-modèle.
De fait, au cours de la première décennie, l’attention portée aux catégories techniques du langage chez Meschonnic, de la métaphore au rythme en passant par l’allégorie et la parabole, participe pour partie de la nouvelle épistémè, axée sur la construction de systèmes formels (Greimas, Ruwet, Barthes, Riffaterre). De même, l’intérêt que l’auteur porte à l’interaction langue/culture et langue/pensée, à partir de Humboldt dans Le Signe et le poème (1975), puis dans Le Langage Heidegger (1990) et Spinoza poème de la pensée (2002), comme la problématique de l’art amorcée dès Modernité modernité (1988), en peinture et en sculpture dans Le Rythme et la lumière (2000) et Le Nom de notre ignorance (2006), cet intérêt s’inscrit dans une discursivité nouvelle, conjuguant le privilège du sens et du sensible au déclin du paradigme structuraliste, auquel Meschonnic a lui-même contribué. Il n’empêche que sa poétique de la philosophie ne ressemble en rien à la philosophie de la littérature proposée par Vincent Descombes ou Jacques Rancière, par exemple. Quant à sa théorie de l’art, elle ne relève pas de l’esthétique, englobant désormais stylistique et poétique[5].
Ainsi, l’œuvre de Meschonnic traverse les époques avec lesquelles elle se bat et se débat inlassablement. Mais elle ne leur ressemble pas, et leur demeure au contraire irréductible, toujours en avant. Au moment où les avant-gardes des années soixante et soixante-dix commencent à prendre leur plein essor, Change, Langages ou Poétique, elle vise déjà à jeter les fondements d’une autre « épistémologie de l’écriture », dénonçant les apories inhérentes à la « politique et poétique de “Tel Quel” », anticipant les dangers de l’« “application” du marxisme à la littérature et à la linguistique[6] », depuis Bakhtine jusqu’à Macherey. Elle est doublement étrangère à la restauration intellectuelle, néo-humaniste et réactionnaire, qui sous couvert de défendre la culture, l’art et les humanités, a promu ces quinze dernières années un dogmatisme anti-théorique et le retour aux méthodes les plus éculées[7]. En ce sens, l’œuvre de Meschonnic peut se lire elle-même comme une écriture et une pensée « à contretemps » qui agirait pour cette raison « au-delà de son temps[8] ». C’est ce qui explique que nous n’en sommes peut-être pas nous-mêmes les contemporains, du moins les commentateurs les mieux avisés.

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[1] Modernité modernité, Paris, Verdier, 1988, p. 130.
[2] Pour la poétique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 11-12.
[3] Avec René Lagane, Georges Niobey, Didier Casalis, en 1966 pour le Dictionnaire du français contemporain chez Larousse. Ces travaux pratiques trouvent leur finalisation théorique dans Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, 1991 et De la langue française. Essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, 1997.
[4] Cet adverbe constitue l’entame du premier chapitre de Pour la poétique II (Paris, Gallimard, 1973, p. 21). Il connaît des variantes « Ici et maintenant », Pour la poétique III (Paris, Gallimard, 1973, p. 13). Poésie sans réponse s’ouvre par « D’où parlez-vous ? » et « La situation d’un langage poétique », plus loin « Traduire situer » (Pour la poétique V, Paris, Gallimard, 1978). Entre les deux, il s’agit d’interroger « l’actualité de Hugo, comme écriture, comme poème » (Écrire Hugo. Pour la poétique IV, t. I, Paris, Gallimard, 1977, p. 11).
[5] L’évolution de Gérard Genette, depuis Fiction et diction (1991) et surtout L’Œuvre de l’art (1994-1997), ne fait aucun doute sur ce point.
[6] Pour la poétique II, respectivement p. 71 et p. 123.
[7] Ce modèle est idéalement incarné par Compagnon et certains héritiers de Barthes. Voir mon texte, « De la critique au consensus : l’effet Antoine Compagnon », Le Français aujourd’hui, n° 160, Paris, Armand Colin, 2008, p. 43-52.
[8] Hugo, la poésie contre le maintien de l’ordre, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 9 et 12.