Ayant un rôle de premier plan,
l’enseignant interdit à l’intellectuel de s’abriter dans sa tour d’ivoire. Il
révèle la théorie à sa propre politique, et met à nu le lien indéfectible qui
l’unit à la critique. Mais à prendre à revers les académismes, les idées reçues
ou les effets de pouvoir, l’œuvre a pu irriter, et heurter certain public qui
n’a voulu y voir qu’un jeu de massacres, du « Guignol » avec
« masques » et « personnages », au lieu du
« combat » sans cesse « recommençant » contre tous
« les Assis de la pensée[1] ».
Meschonnic a écrit sa poétique à coups de marteau, comme Nietzsche l’entendait pour la philosophie : des essais qui se
veulent sans compromis, imperméables à la facture classique du texte
universitaire. L’auteur a également retenu la leçon de Fleurs du Mal en poésie. L’écriture n’a pas
pour fonction de plaire ni de déplaire, mais de reconnaître les enjeux, les
stratégies, les historicités, à l’œuvre dans chaque discours, et spécialement
les discours qui prennent pour objet le langage et la littérature. Il reste que
l’activité critique est inséparable d’un ton Meschonnic, au sens où le même
Baudelaire évoquait dans Mes fusées, XIII le « ton Alphonse Rabbe[2] » : non pas
une rhétorique mais une méthode et une manière indissolublement mêlées.
Ce ton explique que l’œuvre
connaisse aujourd’hui sur de nombreux points une réception encore très
contrastée, inégale, c'est-à-dire injuste, bien qu’elle s’étende sur quatre
décennies. Sans doute les textes ne sont-ils pas eux-mêmes sur le même plan.
Deux essais aussi magistraux que Critique du rythme (1982) et Politique du rythme, politique du sujet (1995) ne peuvent guère être comparés à Spinoza poème de la pensée (2002) ou Un coup de Bible dans la
philosophie (2004). Non par la matière
débattue, chaque fois particulière, mais par la force de problématisation. Un coup de Bible est d’une lecture plutôt
répétitive et monotone, Spinoza s’enlise laborieusement dans des considérations doxographiques. Il faut
attendre le chapitre V pour que surgissent des propositions réellement
originales, centrées sur une « poétique de la pensée », articulant
affect et concept à partir du latin de Spinoza. D’une façon générale, les
ouvrages de la dernière décennie, tels que Heidegger ou le national-essentialisme (2007), Pour sortir du postmoderne (2009), etc., apparaissent plus souvent comme des centons que des essais à
part entière. Des chapitres ou des articles bien et mal cousus, qui témoignent
de propos moins novateurs. Ceux-là auront peut-être plus de mal à résister au
temps que le cycle énergique de Pour la poétique, Modernité modernité, Le
Langage Heidegger ou La Rime et la vie.
À l’inverse, à côté de réflexions
essentielles sur la voix et l’oralité, la traduction comme décentrement, – il
suffit de songer à Les États de la poétique (1985) ou Poétique du traduire (1999), par exemple, – certains
chaînons discrets travaillent au devenir de l’œuvre à partir de sa genèse et de
son évolution. Dans l’ombre de Critique du rythme, qui lui succède quelques mois
après, Jona et le signifiant errant s’inscrit aussi bien dans l’expérience des Cinq rouleaux que la redéfinition du concept de
« signifiant » opérée dans Le Signe et le poème. Le texte expose de manière tangible la logique continue qui unit la
théorie et la pratique de la traduction en exposant leurs implications
culturelles et politiques. De même, en 2001, L’Utopie du Juif poursuit aussi bien Poétique du traduire que Gloires ; il introduit de manière primordiale une poétique de l’Histoire assise sur
une distinction capitale entre le divin, le religieux et le sacré. Pour ceux
qui voudraient croire à un tournant mystique de l’œuvre, et par conséquent à
une mystique du rythme et de la voix, il s’agit tout au contraire de montrer
que Dieu est aussi un problème de langage et qu’il convient absolument d’en
« déthéologiser[3] »
l’analyse.
Dans sa diversité, et malgré
quelques effets relatifs de disparité, une indéniable unité de ton s’impose
chez Meschonnic qui recouvre une extrême cohérence. Cela n’exclut pas d’y
percevoir plusieurs manières, de dégager une chronologie, des périodisations,
même si dans les faits les textes se chevauchent, se croisent, et ressortissent
finalement à une autre temporalité, celle qu’ils s’inventent. Essai charnière, Critique de rythme constitue ainsi une somme issue
à la fois du cycle de Pour la poétique et de Le Signe et le poème. En même temps, et contre le
statut qu’on réserve fréquemment à ce livre, les aspects strictement techniques
voire formels du rythme, enfin dissocié de la métrique, pour être longuement
déclinés dans les chapitres V et VIII, « Le rythme sans mesure » et
« Situations du rythme », ne sont pas pour autant au centre. Bien
entendu, ils poursuivent la démonstration inaugurée en 1970 par « L’espace
poétique[4] »
et la méthodologie détaillée autour de « Chant d’automne » puis des
vers de Hugo[5].
Force est d’observer toutefois que les protocoles de description et d’analyse
de l’accentuation et de la prosodie n’ont jamais fait en soi l’objet d’un livre
avant le Traité du rythme – des vers et des proses qui en propose en 1998 une version amendée. C’est que Critique du rythme se donne avant tout comme un
essai d’épistémologie, en phase avec les déclarations jadis développées dans Pour la poétique II.