Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 16 septembre 2017

LE TON MESCHONNIC

Ayant un rôle de premier plan, l’enseignant interdit à l’intellectuel de s’abriter dans sa tour d’ivoire. Il révèle la théorie à sa propre politique, et met à nu le lien indéfectible qui l’unit à la critique. Mais à prendre à revers les académismes, les idées reçues ou les effets de pouvoir, l’œuvre a pu irriter, et heurter certain public qui n’a voulu y voir qu’un jeu de massacres, du « Guignol » avec « masques » et « personnages », au lieu du « combat » sans cesse « recommençant » contre tous « les Assis de la pensée[1] ». Meschonnic a écrit sa poétique à coups de marteau, comme Nietzsche l’entendait pour la philosophie : des essais qui se veulent sans compromis, imperméables à la facture classique du texte universitaire. L’auteur a également retenu la leçon de Fleurs du Mal en poésie. L’écriture n’a pas pour fonction de plaire ni de déplaire, mais de reconnaître les enjeux, les stratégies, les historicités, à l’œuvre dans chaque discours, et spécialement les discours qui prennent pour objet le langage et la littérature. Il reste que l’activité critique est inséparable d’un ton Meschonnic, au sens où le même Baudelaire évoquait dans Mes fusées, XIII le « ton Alphonse Rabbe[2] » : non pas une rhétorique mais une méthode et une manière indissolublement mêlées.
Ce ton explique que l’œuvre connaisse aujourd’hui sur de nombreux points une réception encore très contrastée, inégale, c'est-à-dire injuste, bien qu’elle s’étende sur quatre décennies. Sans doute les textes ne sont-ils pas eux-mêmes sur le même plan. Deux essais aussi magistraux que Critique du rythme (1982) et Politique du rythme, politique du sujet (1995) ne peuvent guère être comparés à Spinoza poème de la pensée (2002) ou Un coup de Bible dans la philosophie (2004). Non par la matière débattue, chaque fois particulière, mais par la force de problématisation. Un coup de Bible est d’une lecture plutôt répétitive et monotone, Spinoza s’enlise laborieusement dans des considérations doxographiques. Il faut attendre le chapitre V pour que surgissent des propositions réellement originales, centrées sur une « poétique de la pensée », articulant affect et concept à partir du latin de Spinoza. D’une façon générale, les ouvrages de la dernière décennie, tels que Heidegger ou le national-essentialisme (2007), Pour sortir du postmoderne (2009), etc., apparaissent plus souvent comme des centons que des essais à part entière. Des chapitres ou des articles bien et mal cousus, qui témoignent de propos moins novateurs. Ceux-là auront peut-être plus de mal à résister au temps que le cycle énergique de Pour la poétique, Modernité modernité, Le Langage Heidegger ou La Rime et la vie.
À l’inverse, à côté de réflexions essentielles sur la voix et l’oralité, la traduction comme décentrement, – il suffit de songer à Les États de la poétique (1985) ou Poétique du traduire (1999), par exemple, – certains chaînons discrets travaillent au devenir de l’œuvre à partir de sa genèse et de son évolution. Dans l’ombre de Critique du rythme, qui lui succède quelques mois après, Jona et le signifiant errant s’inscrit aussi bien dans l’expérience des Cinq rouleaux que la redéfinition du concept de « signifiant » opérée dans Le Signe et le poème. Le texte expose de manière tangible la logique continue qui unit la théorie et la pratique de la traduction en exposant leurs implications culturelles et politiques. De même, en 2001, L’Utopie du Juif poursuit aussi bien Poétique du traduire que Gloires ; il introduit de manière primordiale une poétique de l’Histoire assise sur une distinction capitale entre le divin, le religieux et le sacré. Pour ceux qui voudraient croire à un tournant mystique de l’œuvre, et par conséquent à une mystique du rythme et de la voix, il s’agit tout au contraire de montrer que Dieu est aussi un problème de langage et qu’il convient absolument d’en « déthéologiser[3] » l’analyse.
Dans sa diversité, et malgré quelques effets relatifs de disparité, une indéniable unité de ton s’impose chez Meschonnic qui recouvre une extrême cohérence. Cela n’exclut pas d’y percevoir plusieurs manières, de dégager une chronologie, des périodisations, même si dans les faits les textes se chevauchent, se croisent, et ressortissent finalement à une autre temporalité, celle qu’ils s’inventent. Essai charnière, Critique de rythme constitue ainsi une somme issue à la fois du cycle de Pour la poétique et de Le Signe et le poème. En même temps, et contre le statut qu’on réserve fréquemment à ce livre, les aspects strictement techniques voire formels du rythme, enfin dissocié de la métrique, pour être longuement déclinés dans les chapitres V et VIII, « Le rythme sans mesure » et « Situations du rythme », ne sont pas pour autant au centre. Bien entendu, ils poursuivent la démonstration inaugurée en 1970 par « L’espace poétique[4] » et la méthodologie détaillée autour de « Chant d’automne » puis des vers de Hugo[5]. Force est d’observer toutefois que les protocoles de description et d’analyse de l’accentuation et de la prosodie n’ont jamais fait en soi l’objet d’un livre avant le Traité du rythme – des vers et des proses qui en propose en 1998 une version amendée. C’est que Critique du rythme se donne avant tout comme un essai d’épistémologie, en phase avec les déclarations jadis développées dans Pour la poétique II.



[1] Modernité modernité, p. 9 et 11.
[2] Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 662.
[3] Éthique et politique du traduire, Paris, Verdier, 2007, p. 75.
[4] Pour la poétique I, p. 63-97.
[5] Voir « Un poème est lu : “Chant d’automne” de Baudelaire », Pour la poétique III, p. 277-336 et « Comme des chevaux dans la rivière », Écrire Hugo. Pour la poétique IV, t. I, p. 160-186.