Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 6 octobre 2020

OEUVRE DE DÉMON

     19 décembre 1884 : la lettre de remerciement et d’éloge de Mallarmé à propos de Jadis et naguère. D’abord, la sensibilité à ce dialogue entre les deux poètes, qui se trame depuis l’année 1866 et l’envoi personnalisé des Poëmes saturniens – et qui m’est toujours apparu autrement plus pertinent que le couplage avec Rimbaud (même en ses enjeux poético-politiques). Ce qui toujours étonne : non pas la complaisance (celle des Sainte-Beuve, Banville ou Hugo dans la distribution des qualités et défauts aux nouveaux venus du champ) mais tout au contraire l’incontestable puissance du plus modeste des commentaires chez Mallarmé, l’exactitude et la rigueur avec lesquelles ce dernier touche chaque fois (à) son objet – même en cas de désaccord discrètement polémique, comme ce fut le cas pour Sagesse par exemple. D’un côté, les complaintes habituelles sur le métier et l’exil : « longues peines » et « aggravation d’esclavage », le lecteur ne lâchant « pas plus le travail qu’un chien son os », et, de rage, près de hurler « quelque tristesse à la lune ». De l’autre, la mesure et la comparaison qui situent l’autre dans l’hyperbole apparente : « le livre est refermé dans mon esprit, inoubliable ». Non sans l’immédiate nuance : « presque toujours un chef-d’œuvre ». Il lui manque presque rien ou je-ne-sais-quoi pour l’être tout à fait et se conformer à ce modèle idéalisé ou perfection. À vrai dire, Jadis et naguère en représente sciemment l’opposé : « œuvre aussi de démon » et le recueil inverse aussitôt la perspective édifiante du volume catholique paru quatre ans plus tôt ; ses « vision », « légende », « chronique », « mystère » – empruntés au Moyen Âge – y déploient Satans et Don Juans, à la fois révoltés et châtiés, et troublent la quête sereine de la foi par l’économie insistante du mal. Mais cette réincarnation maléfique de l’écrivain permet à Mallarmé de décliner différemment le paradigme musicaliste – topos s’il en est dans le cas de Verlaine, puisque au lieu de faire « dans sa plénitude vibrer la corde », l’art « agile et certain de guitariste » consiste ici plutôt à « caresser avec l’ongle (fourchu même pour la griffer doublement) avec une allègre furie. » Au mélange de sensualité et de brutalité, sous l’espèce très inquiétante de la figure diabolique se conjugue l’incise corporelle comme signature : « griffer ». Cette transposition poursuit assurément le régime onirique ou mythique de « Crimen Amoris » à « Amoureuse du diable » ; elle s’accorde avec le « délicieux sacrilège » et « le mariage savant de vos dissonances » – celles qui déjouent de l’intérieur cette forme non moins religieuse de la poésie qu’est alors le vers français. Mais Mallarmé qui y repère le travail en acte de la manière – griffure et griffe – y cerne simultanément la surprise du nouveau : « cela existe ». Ou ce qu’il appelle « la trouvaille poétique récente » fondée sur la « justesse d’ouïe, la mentale et l’autre » qui déroute et confond à chaque fois le lecteur même le plus habile et avisé. Ce qu’il lui est en retour impossible d’ignorer. « Cela existe ». Cet art du juste faux ou du faux juste – qui n’aurait donc jamais été entendu, tout en faisant « connaître à nos rythmes une destinée extraordinaire », s’enracine dans ce paradoxe de n’être cependant qu’un strict effet. Ce pouvoir tient même tout entier dans « l’air ingénu » dont il s’entoure – le ressort complexe d’une simplicité non moins extrême et visible, qui n’est probablement que le résultat d’une longue recherche. Ce pouvoir bluffe à chaque fois son lecteur : « ce n’est que cela après tout ! », il s’impose comme l’évidence même – ce qui, à la réflexion ou par rétroaction, semble à la portée de tous et ne cesse pourtant d’échapper.