Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 15 décembre 2019

ENTRE LES LIGNES

Il est un dernier terme, plus significatif, celui qu’on pourrait appeler la « langue poétique » cette fois, et que le réalisateur assimile à l’ étrang(èr)eté de la « langue de Lagarce » : « Tissée de maladresses, de répétitions, d’hésitations, de fautes de grammaire… Là où un auteur contemporain aurait d’office biffer le superfétatoire et la redite, Lagarce les gardait, les célébrait. Les personnages, nerveux et timorés, nageaient dans une mer de mots si agitée que chaque regard, chaque soupir glissés entre les lignes devenaient – ou deviendraient, plutôt – des moments d’accalmie où les acteurs suspendraient le temps. » L’auteur touche à la volubilité de la prose lagarcienne, une espèce de flux continu, proche de la logorrhée parfois, qui travaille à la fois dans le sens du manque et du surplus. Il vise ainsi ce qui a le plus agacé au moment de sa réception, et le plus intéressé la critique spécialisée dans le théâtre de Lagarce (poétique du détour, etc.) : le drame se règle tout entier sur les péripéties de l’énonciation elle-même, des obsessions, des insistances, des corrections : « j’allais rectifier » (éd. 2016, p. 40). La parole est en constante reformulation et c’est ainsi qu’elle progresse dynamiquement. D’un côté, elle est fortement segmentée, à la manière de vers ou de versets, grâce aux alinéas ; de l’autre, elle est ponctuée, et acquiert un mouvement rythmique. La redite et la faute sont le signe d’un double problème, une hantise de la belle langue, et c’est souvent le cas des membres de la famille qui tentent d’ajuster leurs discours à un modèle normatif fantasmé (sentiment social qui se double du mécanisme d’hypercorrection face au fils qui sait écrire) ; la nécessité d’un mal dire, « je ne sais pas si je pourrai bien la dire » (p. 49), d’une parole qui se tient en défaut ce qu’il y aurait à dire (émotion, pensée), à l’image de ce que déclare Suzanne : « je ne sais comment l’expliquer, / comment le dire ». Expliquer au sens premier qui est déplier – déplier ce qui ne cesse d’échapper et se révèle proprement indicible, « je ne trouve pas les mots » (p. 50) : un je-ne-sais-quoi qui pénètre les personnages et les relie entre eux et constitue proprement le moteur du drame. Ainsi la « mer de mots » que Dolan glose dans d’autres entretiens comme « verbosité », une parole qui redit et dédit simultanément, est une manière d’inventer une grammaire du silence. Et plus il y a de mots, plus il y a de silences – et Dolan place très exactement son film « entre les lignes » là où se glissent un « regard » ou un « soupir », ces « moments d’accalmie » qui suspendent le temps du dialogue. Dans un entretien avec France24 (« À l’affiche », 22 septembre 2016), le réalisateur déclare de Juste la fin du monde que « c’est un film de silence[s] surtout » (https://www.youtube.com/watch?v=TXXTJYL3r8U) sans qu’on puisse déterminer par ailleurs s’il s’agit d’un singulier ou d’un pluriel. Il précise encore : « c’est ce qui est sous les mots, entre les mots, qui compte dans la pièce » (https://www.youtube.com/watch?v=BRyOHNaqUf4) Si les mots deviennent secondaires au profit des visages, des regards, tics, esquives, moues, sourires, tout une typologie des expressions, ce n’est pas que le corps prend simplement le relais de la parole en tant qu’il prend en charge la grammaire du silence. Ce silence même pour advenir se mesure sans cesse au langage, sans lui il devient imperceptible et inintelligible. À la manière des corps parlants, il fait partie intégrante de la « langue de Lagarce » à préserver sur la pellicule.