Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 14 décembre 2019

JE VOIS MAL

Je parlais de détail la dernière fois. À revoir la séquence prégénérique, qui fait écho au prologue lagarcien, pour n’en garder que certains éléments, amplement coupés ou récrits (une réduction aux deux tiers), ce qui frappe c’est l’entrée en matière – par le sonore avant l’image proprement dit, ce qui n’est pas une nouveauté (voir Laurence Anyways, l’entretien avec la journaliste et les premiers échanges ou encore The Death and Life of John F. Donovan.) Au moins troix axes : les voix d’un espace public, qui se révéle confiné, celui de l’avion, matérialisation du « voyage » et lieu de transition ; le bruit de fond de l’avion ; la voix off du personnage-narrateur qui progressivement domine jusqu’à mettre en sourdine puis neutraliser les deux autres pistes sons. Dans le brouhaha se perçoit le signal du pilotage, la consigne donnée aux passagers d’attacher leur ceinture tandis que la voix de l’hôtesse de l’air de confuse devient claire. C’est autour de cette première minute du film qu’apparaît la première image du film et que s’amorce la musique de Gabriel Yared. La première image s’ouvre alors sur un plan flou et à ce titre se révèle déceptive. Le spectateur doit identifier dans un cadre nocturne et tamisé, qui installe d’emblée une atmosphère grise-bleutée, programmatique pour le reste du long métrage. Or cette image fait ensuite l’objet d’une mise au point mais là encore elle débouche sur un plan coupé. D’une part, le point de vue adopté qui devient celui du spectateur serait celui d’un passager situé sur l’allée opposée – à distance par conséquent ; d’autre part, le plan est coupé, on ne perçoit ni le visage ni le corps en son entier. Ce cadrage qui joue de deux obstacles du décor, à gauche et à droite, a une portée considérable. Loin de voir, le spectateur entrevoit et doit en conséquence compléter. Il me semble que cela est à mettre en rapport avec la remarque bien plus tard de la mère au moment des retrouvailles : « Je vois mal mais cela a l’air beau » à propos de sa coiffure, chose futile s’il en est, mais qui lui sert alors à dissimuler sa fébrilité et son émotion de revoir le fils après tant d’années d’absence. Le spectateur est lui aussi dans cette situation, il voit mal. Cela a évidemment cet autre effet de mettre sur le devant la spectralité de Louis, personnage crépusculaire, qui est en train de disparaître sous nos yeux et ceux de sa famille. Au demeurant, on trouve une deuxième métaphore optique, beaucoup plus proche, dans la séquentialisation : au moment où l’enfant tape une deuxième fois sur l’épaule de Louis, il retient de sa main gauche ses lunettes qui manquent de tomber. Ces lunettes sont à mettre en rapport avec les yeux de Louis qu’il cache bien entendu. C’est bien le souci : du spectateur il est exigé qu’il corrige sa vue, s’ajuste au noir et aux bleutés de la lumière. Mais le rapport entre visible et invisible est d’emblée déterminant.