Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 15 décembre 2019

LA RÉCRITURE FIDÈLE

Ces éléments doivent être mesurés à ce qui représente le « défi » majeur du cinéaste, ce nœud autour de « la langue de Lagarce » (déjà commenté), sorte de paradoxe fécond. Il n’est que de reprendre dans le dossier de presse au moment de la sortie du film, la construction ou la mise en scène de la lecture de la pièce, d’abord manquée. Notion aussi courante que confuse s’il en est que « langue » dans cet emploi. Mais alors que le texte semble fait « sur mesure », correspondre en tous points à l’univers dolanien – des schémas familiaux tendus, les malentendus de l’amour, l’homosexualité latente, la relation mère-fils – qu’après la deuxième lecture – celle-ci déterminante – le drame s’impose comme une évidence– un travail de reconnaissance – « tout de Lagarce m’était familier – et le serait sans doute pour la plupart d’entre nous » – dans sa dimension individuelle et transsubjective – ce partage achoppe précisément sur la langue qui pourtant produit ces effets : elle demeure « étrangère » et « nouvelle ». Or cette altérité fait partie elle-même du processus de reconnaissance, non plus en ce qu’il s’agit d’identifier ce qui est connu – le familier – mais en vertu même de la défamiliarisation qu’elle provoque. Dans ce qui tient de l’idiosyncrasie littéraire, dans un rapport interne à la langue, il  y a plusieurs choses à dissocier. D’une part, le rapport langue littéraire et langue commune, problème qui se double des variantes du français, la langue de Lagarce n’est pas celle des films de Dolan : elle s’oppose en bien des points au vernaculaire québécois voire aux traits joualisants de la plupart de ses films, de Mommy à Matthias et Maxime. Il y a là une nouveauté dans la filmographie de l’auteur, que valide et poursuit le passage à un autre idiome, plus radical dans l’œuvre suivante, The Death and Life of JF Donovan. D’autre part, la langue artistique, celle qui pose une difficulté fondamentale, la conversion du théâtre au cinéma. Dolan rappelle ce mot de la comédienne Anne Dorval, celle qui aura servi de passeur pour le texte : que ce n’est pas une « langue cinématographique ». Comment la préserver sans qu’on y entende trop le théâtre ? Il est évident que certains traits d’écriture, par exemple l’usage des passés simples, certaines répétitions ou effets rythmiques, rompraient l’illusion au cinéma ou transformerait le spectacle en télé-théâtre. Et pourtant, Dolan prétend la « conserver, et la plus entière possible ». Ce qui appelle deux remarques : la première a trait à la fidélité proclamée du réalisateur, ce mythe de l’adaptation. Or la scénarisation (et sa proximité avec l’original) est pleine de récritures, coupures, interpolations, sans compter les écarts assez nombreux de registres, ceux-ci font certes valoir une langue parlée, mais dont l’oralité n’a plus la sophistication de la scène ; la deuxième, c’est qu’à mesure où se dé-théatralise la langue de Lagarce dans la version filmique, tout en gardant l’essentiel de sa manière sans « édulcorer » ni « banaliser », la théâtralité s’évade vers d’autres composantes du spectacle. Sur ce point, Dolan est explicite par sa non-réponse : « Que l’on “sente” ou non le théâtre dans un film m’importe peu. Que le théâtre nourrisse le cinéma... N’ont-ils pas besoin l’un de l’autre de toute façon ? » Loin de répudier la théâtralité, le réalisateur souligne la complémentarité. En ce sens, la question de la « faisabilité » tient moins à une obéissance stricte ou exacte au texte – et Dolan n’agit pas différemment de bien des metteurs en scène du XXe siècle sur ce point – qu’à une manière de réinventer la théâtralité par l’image, là où on ne l’attend plus ou là l’on semble s’en être détourné. Mais le paradoxe veut que c’est bien à la condition de récrire qu’il y a de la théâtralité – autrement.