Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 3 mai 2023

PENSÉE LAPSUS

  Texte affligeant d’Anne E. Berger et autres signataires dans Le Monde (03.05.2023) : « Non, l’anti-wokisme ne sert pas la démocratie ». Repositionnement hexagonal, par l’entremise d’universitaires français travaillant aux États-Unis, des guerres culturelles ; réplique surtout à l’instrumentalisation des savoirs par les conservateurs et le pouvoir hypermacroniste à l’intérieur du débat républicain. Ce qui est frappant, c’est que la tribune ne démêle pas les « amalgames » et les « contresens » qu’elle dénonce à juste titre. Elle les aggrave, notoirement dans le dernier paragraphe. La rhétorique est tout à fait caractéristique de la pensée binaire actuelle. Elle ne laisse guère de place à l’analyse et au travail critiques. Elle rappelle bien les attaques des penseurs d’extrême-droite, d’Huntington à Zemmour, contre la « déconstruction » et Derrida ; elle omet du même geste de mentionner les origines mêmes de la notion et sa filiation heideggérienne par exemple. Le « wokisme » est rapporté aux études de genre et aux courants postcoloniaux, ce qui est un peu court, et ne dit rien de l’histoire du mot, ni de la sociologie du mouvement. L’angle de la riposte – et la question est devenue sensible en France depuis les manœuvres politiques de la querelle sur l’islamo-gauchisme– tient dans les rapports de l’université, cible régulière des conservateurs de tous rangs et du pouvoir. Quant au backlash impulsé par Ron DeSantis et les Républicains, le récit tient carrément de la pensée lapsus : « En Floride, au Texas, au Tennessee, en Oklahoma, on limoge des enseignants, on retire des livres des bibliothèques, on interdit d’enseignement des pans entiers de la science et même des œuvres de l’art occidental. Et ce n’est qu’un début. La falsification de l’Histoire, l’abolition de la culture, la mise au pas de la pensée sont en marche. » Comme s’il n’y avait pas eu avant d’enseignants limogés par leurs propres institutions universitaires, de mots ou d’ouvrages interdits, de censure et d’autocensure pour des raisons diamétralement opposées. Silence complet sur la cancel culture. Lexemple des œuvres de lart occidental est sur ce point délicieux compte tenu des critiques décoloniales. On se demande bien à quoi répondent donc le backlash droitier et sa tentative de reprendre le pouvoir. Il est incontestable que les rapports de force entre les deux camps sont déséquilibrés au détriment de la gauche. Pour autant, l’abolition de la culture et la falsification de l’histoire sont-elles le fait « non pas des opprimé.e.s et des minorisé.e.s sans pouvoir médiatique ni armes lourdes qui cherchent à faire entendre leurs voix, mais du nouveau fascisme qui a fait de l’antiwokisme son fer de lance » ? Pas un mot sur le rôle des institutions, du capital et du savoir dans cette dynamique. Quant aux opprimés et aux minorisés qui cherchent à « faire entendre leurs voix », et aux signataires de la tribune qui s’expriment de nouveau en leur nom, il serait peut-être utile d’en préciser l’identité sociologique. Et pour finir, les gros concepts qui visent moins à décrire qu’à blâmer et condamner : le « nouveau fascisme » rappelle étrangement le mot de Donald Trump lors de son allocution au Mont Rushmore qui qualifiait la cancel culture, cette menace nationale, de « fascisme d’extrême-gauche ». Non, ce n’est pas l’anti-wokisme qui menace la démocratie, mais des combats idéologiques en miroir, identités contre identités. Sale époque.