Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 13 septembre 2020

BANDE DE PÉDÉS...

       De loin, la raison qui prévaut à l’évidence sur le reste de la pétition, et répond vraiment au besoin de corriger l’histoire nationale comme de rendre enfin « justice » aux deux poètes maudits est celle qui se dévoile dès les premières lignes – à travers le rappel de l’« homophobie » – à commencer par celle du milieu littéraire du temps, Parnasse en tête ; celle qui s’énonce dans la maladroite insistance à présenter Rimbaud et Verlaine « conjointement » ou, si l’on veut, sous l’espèce d’un couple qu’ils n’incarnent pourtant plus après 1875. Et ce « drôle de ménage » ne défie pas uniquement par sa nature homoérotique ; la rencontre, on l’a mentionné déjà, est de nature simultanément artistique et politique. Ainsi, la République Française, Ve du nom, serait-elle un État à déchets ? Celui qui recycle les causes et souhaiterait à toutes forces réconcilier et se réconcilier ? Se réconcilier avec les anormaux ou les marginaux – les autres – qu’avant lui, et en s’en réclamant, on aura opprimés ou plus simplement occultés ou réprimés ? Sur ce point, la revendication identitaire, sous-jacente à ce très... courageux rassemblement, a des allures lourdement publicitaires : de Jack Lang, Bertrand Delanoë et Frédéric Mitterand par exemple à Olivier Py ou Daniel Defert, etc. Du moins, et en dépit de quelques similitudes, le lien posé avec Oscar Wilde va-t-il à contresens. Rien à redire par contre au « dossier à charge » monté par la police française et la justice belge ; il a été impeccablement reconstitué par Bernard Boussmane dans Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques, Liège, Mardaga, 2015. Mon morceau de prédilection, à mettre dans toutes les anthologies, est l’examen médical de Verlaine par les docteurs Semal et Vlemincks, reproduit pour la première fois en 1985 par Françoise Lalande (Parade sauvage, nº2) : « 1. Le pénis est court et peu volumineux – le gland est surtout petit et va s’amincissant – s’effilant vers son extrémité libre, à partir de la couronne – Celle-ci est peu saillante et sans relief. 2. L’anus se laisse dilater assez fortement, par un écartement modéré des fesses, en une profondeur d’un pouce environ – Ce mouvement met en évidence un infundibulum évasé, espèce de cône tronqué dont le sommet serait en profondeur. Les replis du sphincter ne sont pas lésés ni ne portent de traces de lésions anciennes. La contractibilité est restée à peu près normale. De cet examen il résulte que P. Verlaine porte sur sa personne des traces d’habitude de pédérastie active et passive. L’une et l’autre de ces deux sortes de vestiges ne sont pas tellement marquées qu’il y ait lieu de suspecter des habitudes invétérées et anciennes mais des pratiques plus ou moins récentes. » Le regard censé produire la preuve à servir au juge fabrique l’obscène. Il déplie et continue le paradigme du monstrueux également attaché à Rimbaud (voir à ce sujet les rapports de l’officier de police Lombard). Je ne redis pas ce que j’ai longuement analysé ailleurs. En dépit de tout cela, difficile de ne pas percevoir cependant l’instrumentalisation propre à cette nouvelle « panthéonade » : la littérature comme organe d’émancipation critique y double les enjeux sociaux et culturels d’une réduction des œuvres et de ce qu’elles continuent probablement de faire à nos sociétés. Vers et proses accueillent, et appellent assurément, des lectures sur le mode gender – et sans que cela soit dû au hasard l’initiative en ce domaine est venue de critiques issus souvent du monde anglo-saxon. L’homosexualité ou le « roman de vivre à deux hommes » – qui dissimule donc d’autant mieux dans sa dominante masculine les formes homosexuelles – ou plus exactement le divers des sexualités et de leurs places et expressions au sein de notre, de nos cultures – est une question moins adressée aux œuvres qu’à l’État et à la personne de l’État par des signataires qui se servent en retour de ces mêmes œuvres. Sans doute la société française, particulièrement conservatrice sinon franchement arriérée, a-t-elle maille à partir avec ces enjeux particulièrement, à surmonter ses tabous et à légiférer. On ne vous apprend rien. Mais que peut ici la littérature, est-on en droit de se demander ? Il est certain que ce qui attire l’attention, et en dépit des quatre raisons explicitement énumérées, ce qui occupe en vérité le centre d’un débat littéraire et politique, justifiant pour finir de réclamer « l’entrée parallèle » (et sans ce parallèle la pétition tombe à l’eau, comme le transfert et la commémoration perdent absolument leur sens…) – ce qui retient donc l’esprit du lecteur permet de passer sous silence tant d’autres motifs, pour certains peut-être plus gênants. Sans même évoquer la figure controversée du dernier Rimbaud, trafiquant d’armes et esclavagiste, et si je m’en tiens au seul Verlaine ici, du côté de l’homosexualité, en vérité celle-ci s’énonce et évolue à l’intérieur d’une dynamique bisexuelle plus complexe (voir HombresFemmes, etc.). Elle se complique même d’une éthique pédophilique (voir la section « Lucien Létinois » et les lettres à Cazals). Au fond, l’homosexualité sur laquelle se décentre la pétition apparaît encore comme la version décente disons acceptable – c’est-à-dire culturellement assimilée et assimilable, – d’autant plus acceptable qu’elle a été consacrée il y a plus d’un siècle par l’institution littéraire, « deux poètes majeurs de notre langue » (déclaration en soi imparable), et qu’elle est non seulement dicible mais parlée par la contradiction démocratique, – contradiction que les signataires demandent en retour au chef de l’État d’arbitrer au moins symboliquement. Ce récit ne ment certes pas sur l’expérience carcérale de l’écrivain entre 1873 et 1875, les 555 jours qui l’inscrivent dans une tradition allant de Villon à Genet au moins. Si l’appareil judiciaire et policier est accusé d’avoir allongé la peine de l’auteur de Cellulairement, il convient d’opposer cependant qu’il fut aussi récidiviste, ayant manqué à d’autres occasions d’étrangler sa mère ; qu’il combine en plus de ses mœurs pédérastiques selon le vocabulaire en usage de l’époque les violences conjugales. À la figure du révolutionnaire, socialiste du « rouge le plus noir », passé légitimiste puis boulangiste, succèdent celle de l’alcoolique puis le clochard et l’éclopé errant d’hôpital en hôpital, au point qu’on l’accusa de profiter de l’Assistance publique. En bref, aussi bien du côté de Verlaine que de Rimbaud, « symboles de la diversité » d’après la pétition, l’homosexualité déclarative est le moyen de splendides censures… qui s’exercent en premier lieu contre les œuvres que le texte prétend célébrer.

On se souvient de la dernière réplique avant rideau du personnage de Hugo dans Les Mains sales de Jean-Paul Sartre : « Non récupérable. » C’est encore cette version-là de l’Histoire que je préfère.