Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 1 juin 2021

LE NOUVEAU CONTRAT SOCIAL

     Car à quoi sert ce leitmotiv continu sur le vécu et le senti, révélé par les stéréotypes d’usage dans le discours social : « empathie », « compréhension » et « sensibilité » ? Il entre en phase avec le développement sur les campus nord-américains d’un ethos et d’une morale victimaires propres aux minorités qui, pour cette raison, ont tôt alerté les sociologues et les psychologues (voir Campbell et Manning, et bien sûr Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, The Coddling of the American Mind). Cela concorde encore avec la requête de respect et de dignité, la novlangue des micro-agressions et des safe spaces, ces espaces sécurisés qui mettraient chacun à l’abri des idées offensantes qui circuleraient dans l’espace public, contraignant sinon restreignant à terme la liberté d’expression de tous. En vérité, ce primat du senti sert plus largement de nouveau contrat social, je pense. Dans l’ordre ethnique en particulier, mais la démonstration s’étendrait au répertoire entier de l’identity politics, il scelle le rapport entre la majorité blanche et les minorités, dites « racisées » après avoir été qualifiées de « visibles ». Explication de cette hypothèse : dans un cadre où les identités représentent des essences irréductibles et incommensurables les unes aux autres, le modèle compassionnel a le pouvoir d’instaurer un ordre transculturel. Il permet de surmonter les segmentations virtuelles de la société (les conflits voire les antagonismes qui y trouveraient leur source), en coordonnant finalement entre elles ces identités discontinues. Au nom des différences, le primat du senti recréerait du lien, spécialement aux lieux où, selon un tel modèle idéologique, persistent des disparités et des inégalités aussitôt assimilées à des injustices et dénoncées au rang de discriminations (ce qui fait souvent l’économie d’une analyse multi-factorielle de ces faits). En ce sens, loin de pouvoir s’expliquer par une source confessionnelle précise et tangible, ou par voie analogique, comme l’a démontré le passage en revue des sources par Olivier Moos (« The Great Awokening : réveil militant, justice sociale et religion »), l’évangélisme protestant en tête, l’idée ici serait que le senti sert à produire du religieux sous l’espèce d’une politique émotionnelle du lien. Cf. Durkheim bien entendu. Benveniste. Religio (religare – religere). Si l’hypothèse se vérifie, cela interpelle nécessairement la démocratie à bien des niveaux. Exemples : lorsque le premier ministre canadien Justin Trudeau prend part devant le parlement d’Ottawa à une manifestation Black Lives Matter, le 5 juin 2020, et s’agenouille devant les manifestants (8 minutes en tout, s’il vous plaît). Ou un réseau d’État, média national comme Radio-Canada, qui déclare vouloir améliorer sa « culture d’entreprise », engageant ses membres à être « inclusifs » (Catherine Tait, présidente-directrice, « Antiracisme, diversité et inclusion à CBC/Radio-Canada », 23 juin 2020, https://cbc.radio-canada.ca/fr/salle-de-presse/antiracisme-diversite-et-inclusion). Ou encore les positions émises par Diversité Artistique Montréal : « Pour un processus d’équité culturelle : rapport de la consultation sur le racisme systémique dans le milieu des arts, de la culture et des médias à Montréal », 2018. Sans parler des gouvernances universitaires et de leurs rhétoriques institutionnelles qui donnent dans ce que je pourrais appeler le management de l’autre. Tous phénomènes qui rejoignent l’analyse détaillée et fascinante d’Isabelle Barbéris sur l’idéologie diversitaire dans les milieux culturels français et l’académisme sophistiqué et bien-pensant qui en résulte. De fait, là encore, l’enjeu n’est autre que la représentation du demos, et je ne reviens pas ici sur les liens demos et visibilité (sur ce point je manque probablement d’outils et de lectures – pour énoncer le problème contemporain, le différencier, le saisir correctement). Comme Barbéris, au vu des exemples précédemment énumérés, je poserai donc la question suivante : assiste-t-on à la mise en œuvre d’un nouvel ordre social, plus juste, plus égalitaire en raison de sa diversité même, ou tout au contraire, au spectacle d’une émancipation qui laisserait de nouveau pour compte les minorités au nom desquelles on prend (si ostensiblement) la parole ?