Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 30 mars 2021

PÉRIODISATION

    Lindsay & Pluckrose. Il y a l’incompréhension du socle français et « Theory » est d’ailleurs régulièrement détaché de « French Theory » – même s’il est noté qu’en France le destin des auteurs rassemblés dans ce corpus a été sensiblement différent. Les auteurs insistent plus sur la filiation avec l’École de Francfort, Horkheimer et Adorno, en notant les critiques ultérieures d’Habermas. En cela, la perception est convergente avec Stéphanie Roza. Ils manquent les origines linguistiques et structuralistes de ce socle – le révélateur dans les discussions autour de la catégorie du sujet et l’idée de système. En vérité, Lindsay et Pluckrose parlent sans cesse de « postmodernism » ; et leur double point d’ancrage, en dehors de Lyotard, est la dominante foucaldienne et dans une moindre mesure Derrida. Des mentions éparses, non déterminantes, sur Baudrillard, Deleuze et Guattari, Barthes, Kristeva et Luce Irigaray sur le versant psychanalytique. La contre-histoire qu’ils proposent est la mutation du postmodernisme en Théorie et finalement sous l’espèce (absolument dogmatique) de la Justice Sociale, qu’ils distinguent de la justice sociale et de sa tradition. Il y a trois étapes dans leur périodisation qui permettent de comprendre la version autoritaire et sectaire actuelle qui prend le nom dans sa variante militante de « woke » et « wokisme ». Au reste, « scholarship » et « activisme » sont inséparables ; ou il vaut mieux parler d’« activist scholarship ». Avant de parvenir à ce qui est devenue aussi l’impasse néo-religieuse et essentialiste de l’épistémologie des Cultural Studies, on aurait donc : a) 1960-1980, ce qu’ils appellent la première phase ou « highly deconstructive phase » dans la théorie sociale gauchiste ou ce qui se désigne classiquement comme « poststructuralism » ou « postmodernism » (p. 207) ; b) 1980-milieu des années 2000 : Lindsay et Pluckrose qualifient ce segment de « applied postmodernism » – expansion optimale de toutes les branches depuis la postcolonial Theory, queer Theory, critical race Theory, gender studies, fat studies, disabilities studies « and many critical anything studies » (p. 208) – et dans cet anything il y a des deux poids deux mesures ; c) du milieu des années 2000 à 2020, avec ce grand virage qu’a été 2010, l’accélération dogmatique de la Theory ou Social Justice scholarship qui se prend pour « The Truth », canon dogmatique qui rejette toute espèce de savoir rigoureux comme produit « white, male », émanant de la « Western culture » dont toute espèce de discordance s’allie avec les usages de la Cancel Culture. Au lieu des stratégies de contre-pouvoir une dynamique de la censure. Il est question aussi de « reified postmodernism », expression que je trouve plus juste encore. Ou comme Lindsay et Pluckrose, ironisant sur le concept lyotardien, le posent : la Social Justice scholarship apparaît désormais comme « a grand, sweeping explanation for society–a metanarrative–of its own. » (p. 209). En termes d’histoire des idées, il y a sans doute nombre de points à discuter dans les blocs « studies » que les deux auteurs choisissent mais cette périodisation est extrêmement éclairante pour comprendre ce qui se passe – et valide aussi le sentiment que j’ai depuis le début de quelque chose qui ne ressemble plus à ce que j’ai pu lire ou connaître de cette galaxie.