Les remarques préalables
de l’éditrice scientifique, les annotations de mise en contexte des échanges
épistolaires – lieux de plusieurs problèmes esquissés. Très classiquement, et à
manier chaque fois ce genre d’écrits, le point de vue sur l’objet au premier
plan. Ici, la correspondance prise dans la perspective de l’historien de la
littérature et du biographe. Nihil novi. À titre général, ce que cette drôle d’écriture, a priori non destinée à la
publication, mais non absolument périphérique – et malgré la plaisanterie
rapportée de Kerouac lui-même dans l’introduction, qui met le doigt dessus
(1995, p. xxiv : « Occasionally as an aspiring writer he half-jokingly told his friends that
some day, after he was famous, strangers would read his letters. »), ce que cette
pratique poursuivie au long d’une vie-carrière induit du regard sur l’œuvre et
déclare de sa constante porosité et instabilité. L’année même de sa
disparition, cette question toujours pertinente, posée de l’autre côté de l’océan,
par Michel Foucault dans sa conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? » :
« Mais supposons qu’on ait affaire à un auteur : est-ce que tout ce
qu’il a écrit ou dit, tout ce qu’il a laissé derrière lui fait partie de son
œuvre ? Problème à la fois théorique et technique. Quand on entreprend de
publier, par exemple, les œuvres de Nietzsche, où faut-il s’arrêter ? Il
faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce “tout” ? Tout ce que
Nietzsche a publié lui-même, c’est entendu. Les brouillons de ses œuvres ?
Évidemment. Les projets d’aphorismes ? Oui. Les ratures également, les
notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l’intérieur d’un carnet rempli
d’aphorismes, on trouve une référence, l’indication d’un rendez-vous ou d’une
adresse, une note de blanchisserie : œuvre, ou pas œuvre ? Mais
pourquoi pas ? Et cela indéfiniment. Parmi les millions de traces laissées
par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre ? La
théorie de l’œuvre n’existe pas, et ceux qui, ingénument, entreprennent d’éditer
des œuvres manquent d’une telle théorie et leur travail empirique s’en trouve
bien vite paralysé. » (Dits et écrits, t. I, 1994, p. 794). La légitimation épistémologique du chantier à partir
d’une déclaration de Janet Malcolm : les lettres comme « the great fixative of
experience » s’il est vrai que « Time erodes feeling. This is why biographers prize
them so: they are biography’s only conduit to unmediated experience ». Le reste est « hashed over, told and
retold, dubious, unauthentic, suspect ». Paradigme connu. Mais aucune écriture même
loose, « spontanée », « naturelle » n’est « unmediated »,
l’écriture est médiation par excellence. Le propos gouverne en fait le continu
entre les lettres et la méthode Kerouac de la « spontaneous prose », s’appuyant en outre
sur la trame complexe entre autobiography – fiction – novel. Soit : la notion d’experience s’en trouve d’emblée
placée dans le champ du vécu, reliant éthique et vécu. S’y enracine évidemment
toute la mythologie Beat Generation qui entoure le personnage de l’auteur et ses traversées from coast to coast ou périples vers le Mexique. La preuve en est que
les lettres seraient des « fossils of feeling » et à plusieurs reprises la proposition est déclinée. Au moment de Vanity of Duluoz, Kerouac se sert de sa
lettre à sa sœur Caroline de l’été 1941 (le déménagement de Lowell à New Haven)
« to refresh his memory of the experience » (p. 12). Il y a enfin le caractère très ordonné
et archivé des lettres et des carbones, auxquels Charters a eu accès. S’il est
manifeste que les lettres sont des matrices – et à ne prendre que l’exemple de
41, Kerouac à ses débuts – au-delà des effets rhétoriques
localisables-localisés (« The waves were rolling in on me in great grey mountains and I was being billowed
high and then low » ; « I grabbed a little rowboat […]. Boy,
did I get a thrill when it dipped its bow way up at a 45 degree angle, and then
came down to slap the water hard, its bow now deep in a valley of waves… » (p. 14), il y a à l’évidence du sujet qui s’invente dans le cours des
lettres, sans doute irréductible au travail de la mémoire et des souvenirs, même
si ceux-ci font aussi l’histoire de ce sujet (qui n’est pas si simplement la
chronologie-biographie). To be continued.