Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 3 août 2017

MODESTE LIMINAIRE


Les remarques préalables de l’éditrice scientifique, les annotations de mise en contexte des échanges épistolaires – lieux de plusieurs problèmes esquissés. Très classiquement, et à manier chaque fois ce genre d’écrits, le point de vue sur l’objet au premier plan. Ici, la correspondance prise dans la perspective de l’historien de la littérature et du biographe. Nihil novi. À titre général, ce que cette drôle d’écriture, a priori non destinée à la publication, mais non absolument périphérique – et malgré la plaisanterie rapportée de Kerouac lui-même dans l’introduction, qui met le doigt dessus (1995, p. xxiv : « Occasionally as an aspiring writer he half-jokingly told his friends that some day, after he was famous, strangers would read his letters. »), ce que cette pratique poursuivie au long d’une vie-carrière induit du regard sur l’œuvre et déclare de sa constante porosité et instabilité. L’année même de sa disparition, cette question toujours pertinente, posée de l’autre côté de l’océan, par Michel Foucault dans sa conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? » : « Mais supposons qu’on ait affaire à un auteur : est-ce que tout ce qu’il a écrit ou dit, tout ce qu’il a laissé derrière lui fait partie de son œuvre ? Problème à la fois théorique et technique. Quand on entreprend de publier, par exemple, les œuvres de Nietzsche, où faut-il s’arrêter ? Il faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce “tout” ? Tout ce que Nietzsche a publié lui-même, c’est entendu. Les brouillons de ses œuvres ? Évidemment. Les projets d’aphorismes ? Oui. Les ratures également, les notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l’intérieur d’un carnet rempli d’aphorismes, on trouve une référence, l’indication d’un rendez-vous ou d’une adresse, une note de blanchisserie : œuvre, ou pas œuvre ? Mais pourquoi pas ? Et cela indéfiniment. Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre ? La théorie de l’œuvre n’existe pas, et ceux qui, ingénument, entreprennent d’éditer des œuvres manquent d’une telle théorie et leur travail empirique s’en trouve bien vite paralysé. » (Dits et écrits, t. I, 1994, p. 794). La légitimation épistémologique du chantier à partir d’une déclaration de Janet Malcolm : les lettres comme « the great fixative of experience » s’il est vrai que « Time erodes feeling. This is why biographers prize them so: they are biography’s only conduit to unmediated experience ». Le reste est « hashed over, told and retold, dubious, unauthentic, suspect ». Paradigme connu. Mais aucune écriture même loose, « spontanée », « naturelle » n’est « unmediated », l’écriture est médiation par excellence. Le propos gouverne en fait le continu entre les lettres et la méthode Kerouac de la « spontaneous prose », s’appuyant en outre sur la trame complexe entre autobiography – fiction – novel. Soit : la notion d’experience s’en trouve d’emblée placée dans le champ du vécu, reliant éthique et vécu. S’y enracine évidemment toute la mythologie Beat Generation qui entoure le personnage de l’auteur et ses traversées from coast to coast ou périples vers le Mexique. La preuve en est que les lettres seraient des « fossils of feeling » et à plusieurs reprises la proposition est déclinée. Au moment de Vanity of Duluoz, Kerouac se sert de sa lettre à sa sœur Caroline de l’été 1941 (le déménagement de Lowell à New Haven) « to refresh his memory of the experience » (p. 12). Il y a enfin le caractère très ordonné et archivé des lettres et des carbones, auxquels Charters a eu accès. S’il est manifeste que les lettres sont des matrices – et à ne prendre que l’exemple de 41, Kerouac à ses débuts – au-delà des effets rhétoriques localisables-localisés (« The waves were rolling in on me in great grey mountains and I was being billowed high and then low » ; « I grabbed a little rowboat […]. Boy, did I get a thrill when it dipped its bow way up at a 45 degree angle, and then came down to slap the water hard, its bow now deep in a valley of waves… » (p. 14), il y a à l’évidence du sujet qui s’invente dans le cours des lettres, sans doute irréductible au travail de la mémoire et des souvenirs, même si ceux-ci font aussi l’histoire de ce sujet (qui n’est pas si simplement la chronologie-biographie). To be continued.