Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 7 juin 2017

L’HOMME DU LIEN ET L’ÉTRANGER (XXXI. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

La métaphysique du lien chez Marcel Gauchet a pour ressource essentielle l’antagonisme et va jusqu’à une violence déniée. C’est elle-même qui assure l’articulation de l’identité et de l’altérité. La question liminaire, « En quoi l’attache des êtres les uns aux autres passe-t-elle par leur opposition radicale ? » (D, 41), inclut une affirmative. La figure de l’étranger en est révélatrice par l’instrumentalisation qu’elle subit au nom de l’autorité qui la transcende pour l’homogénéiser. L’intégration de l’immigré aux normes de la machine scolaire française en est une illustration. L’auteur fait en la matière le constat d’une déroute, à distance proportionnelle de « la force assimilatrice incomparable » (121) qui avait caractérisé la IIIe République. Et c'est une antienne des discours politiques et savants français. L’appréciation hyperbolique restitue un mythe au lieu même de l’idéologie qui l’a fabriqué. Elle en retient l’efficacité dans le domaine de la cohésion sociale et nationale. Attentif à ses plus récents dysfonctionnements : « On n’éradique pas l’empreinte de l’Islam comme on a effacé les marques du patois picard ou défait le moule des catégories bretonnes. Et nous manquons de conviction dans l’imposition pour faire de bons Français avec de petits Sénégalais sur le mode où l’on a réussi avec de petits Polonais. » (121) Mais que veut dire « bons Français » ? Le point de vue ne conteste pas la raison d’être due l'universalisme et maintient au contraire la logique de la contrainte (l’imposition). Quant aux « marques du patois » ou au « moule des catégories », ce sont là autant de critères pourtant qui ouvrent la question des rapports langues / cultures. En fait, bien qu’un rôle lui soit reconnu dans la construction des identités, la spécificité des dialectes et des idiomes se voit littéralement escamotée. Expression d’une singularité à part, la langue doit elle-même passer sous contrôle, être ressaisie par la puissance publique, toujours une et indivisible, ce qui était l’idéologie jacobine : « Refuser l’imposition d’une norme nationale en matière de langage, c’est protéger sans doute l’individu d’une violence qui lui serait faite ; mais c’est aussi l’enfermer dans le ghetto de sa particularité et le priver de l’accès à la liberté que confère l’usage approprié de la langue de référence. » (120) En passant de langage à langue. 
Entretenir au sein de l’école et de la république les diversités linguistiques et culturelles n’apparaît pas comme la possible condition de la réciprocité et du métissage par exemple. La critique de l’impôt idiomatique génère le contraire de l’effet souhaité puisqu’elle aggrave la marginalité et exhibe le stigmate des différences. En ce sens, la violence serait un coût dramatique mais un coût nécessaire. Ainsi la norme précèdera-t-elle les discours. L’usage approprié de la langue de référence réserve en mémoire l'idée d'un bon usage aux implications socio-politiques manifestes, et il resterait à circonscrire rigoureusement ce qu’on appelle « usage approprié ». De manière plus générale, l’appel scrupuleux aux différences partagées est plein de bonne conscience, car « l’ouverture au sens de l’autre » est toujours fonction du « même » (123). Le discours moral sur l’étranger, si l’on entend par discours moral « le réglage du rapport à autrui selon la norme de réciprocité » (RR, 49) se concilie par l’identité et l’identitaire – avec leurs composantes ethnocentriques : « Reconnaître les immigrés parmi nous comme des individus de plein exercice, c’est les pourvoir d’une connaissance approfondie de notre culture, seule à même de leur permettre de s’y conduire à leur guise, y compris pour renouer de manière dominée avec leur civilisation de provenance. Pas d’accession à la citoyenneté politique et sociale sans le détour “violent” de cette dépossession et de cette acquisition. » (, 123)
Dès lors que la citoyenneté apparaît comme le gage de l’universel, elle exige de se défaire de tout particularisme. Cela n’est possible que dans un rapport entre savoir et pouvoir. Car il s’agit pour l’étranger d’atteindre à une maîtrise qui l’arrache à sa position de dominé. Dans ce cadre, toute réversibilité est exclue. Ainsi que le suggère l’italique, « notre culture » reste le foyer de référence, elle est « seule à même » de libérer l’immigré. À aucun moment il n’est par exemple envisagé que l’étranger en sa culture puisse être la condition d’une ouverture de l’« indigène » à sa propre culture, plus radicalement encore, que l’étranger déplace sinon transforme l’opposition du même et de l’autre. Fait perceptible au transfert qui s’opère entre « notre culture » et « leur civilisation de provenance ». Abusivement appariées, culture / civilisation, les notions ne se recouvrent pas pourtant. Du moins leur symétrie supposée est-elle l’occasion d’expliciter le sens du clivage énoncé au début : d’un côté, l’assimilation réussie des Picards, des Bretons et des Polonais, de l’autre, la résistance des Sénégalais et de l’Islam. Les critères déployés ne sont pas de même nature : géographiques, linguistiques, nationaux, religieux. La ligne de démarcation est évidemment civilisationnelle, le lien qui unit langues et cultures n’y est pour rien : à titre régional ou national, les Picards, les Bretons et les Polonais appartiennent tous à l’aire européenne. L’Islam contraste par la force de rayonnement de ses caractéristiques religieuses. Les Sénégalais, en plus d’une appartenance nationale, indexent l’histoire du colonialisme français. En termes de civilisation, il demeure donc toujours une zone d’étrangeté irréductible qui partage et oppose les individus.