La métaphysique du lien chez Marcel Gauchet a
pour ressource essentielle l’antagonisme et va jusqu’à une violence déniée.
C’est elle-même qui assure l’articulation de l’identité et de l’altérité. La
question liminaire, « En quoi l’attache des êtres les uns aux autres
passe-t-elle par leur opposition radicale ? » (D, 41), inclut une affirmative. La figure de l’étranger en est révélatrice
par l’instrumentalisation qu’elle subit au nom de l’autorité qui la transcende
pour l’homogénéiser. L’intégration de l’immigré aux normes de la
machine scolaire française en est une illustration. L’auteur fait en la matière
le constat d’une déroute, à distance proportionnelle de « la force
assimilatrice incomparable » (121) qui avait caractérisé la IIIe
République. Et c'est une antienne des discours politiques et savants français. L’appréciation hyperbolique restitue un mythe au lieu même de
l’idéologie qui l’a fabriqué. Elle en retient l’efficacité dans le domaine de
la cohésion sociale et nationale. Attentif à ses plus récents
dysfonctionnements : « On n’éradique pas l’empreinte de l’Islam comme
on a effacé les marques du patois picard ou défait le moule des catégories
bretonnes. Et nous manquons de conviction dans l’imposition pour faire de bons Français
avec de petits Sénégalais sur le mode où l’on a réussi avec de petits Polonais. »
(121) Mais que veut dire « bons Français » ? Le point de vue ne
conteste pas la raison d’être due l'universalisme et maintient au
contraire la logique de la contrainte (l’imposition). Quant
aux « marques du patois » ou au « moule des catégories »,
ce sont là autant de critères pourtant
qui ouvrent la question des rapports langues / cultures. En fait, bien qu’un
rôle lui soit reconnu dans la construction des identités, la spécificité des
dialectes et des idiomes se voit littéralement escamotée. Expression d’une
singularité à part, la langue doit elle-même passer sous contrôle, être
ressaisie par la puissance publique, toujours une et indivisible, ce qui était
l’idéologie jacobine : « Refuser l’imposition d’une norme nationale
en matière de langage, c’est protéger sans doute l’individu d’une violence qui lui
serait faite ; mais c’est aussi l’enfermer dans le ghetto de sa
particularité et le priver de l’accès à la liberté que confère l’usage
approprié de la langue de référence. » (120) En passant de langage à langue.
Entretenir au sein de l’école et de la
république les diversités linguistiques et culturelles n’apparaît pas comme la possible condition de la réciprocité et du métissage par exemple. La critique de l’impôt
idiomatique génère le contraire de l’effet souhaité puisqu’elle aggrave la
marginalité et exhibe le stigmate des différences. En ce sens, la violence serait
un coût dramatique mais un coût nécessaire. Ainsi la norme précèdera-t-elle les
discours. L’usage approprié de la langue
de référence réserve en mémoire l'idée d'un bon
usage aux implications socio-politiques manifestes, et il resterait à
circonscrire rigoureusement ce qu’on appelle « usage approprié ». De
manière plus générale, l’appel scrupuleux aux différences partagées est plein
de bonne conscience, car « l’ouverture au sens de l’autre » est
toujours fonction du « même » (123). Le discours moral sur
l’étranger, si l’on entend par discours moral « le réglage du rapport à
autrui selon la norme de réciprocité » (RR, 49) se concilie par l’identité et l’identitaire
– avec leurs composantes ethnocentriques : « Reconnaître les immigrés
parmi nous comme des individus de plein exercice, c’est les pourvoir d’une
connaissance approfondie de notre culture, seule à même de leur permettre de s’y conduire à leur guise, y
compris pour renouer de manière dominée avec leur civilisation de provenance.
Pas d’accession à la citoyenneté politique et sociale sans le détour “violent”
de cette dépossession et de cette acquisition. » (D , 123)
Dès lors que la citoyenneté apparaît comme le
gage de l’universel, elle exige de se défaire de tout particularisme. Cela
n’est possible que dans un rapport entre savoir et pouvoir. Car il s’agit pour
l’étranger d’atteindre à une maîtrise qui l’arrache à sa position de dominé.
Dans ce cadre, toute réversibilité est exclue. Ainsi que le suggère l’italique,
« notre culture » reste le foyer de référence,
elle est « seule à même » de libérer l’immigré. À aucun moment il
n’est par exemple envisagé que l’étranger en sa culture puisse être la
condition d’une ouverture de l’« indigène » à sa propre culture, plus
radicalement encore, que l’étranger déplace sinon transforme l’opposition du
même et de l’autre. Fait perceptible au transfert qui s’opère entre « notre culture » et « leur civilisation de provenance ».
Abusivement appariées, culture / civilisation, les notions ne se recouvrent pas
pourtant. Du moins leur symétrie supposée est-elle l’occasion d’expliciter le
sens du clivage énoncé au début : d’un côté, l’assimilation réussie des
Picards, des Bretons et des Polonais, de l’autre, la résistance des Sénégalais
et de l’Islam. Les critères déployés ne sont pas de même nature : géographiques,
linguistiques, nationaux, religieux. La ligne de démarcation est évidemment civilisationnelle, le lien qui unit langues et cultures n’y
est pour rien : à titre régional ou national, les Picards, les Bretons et
les Polonais appartiennent tous à l’aire européenne. L’Islam contraste par la
force de rayonnement de ses caractéristiques religieuses. Les Sénégalais, en
plus d’une appartenance nationale, indexent l’histoire du colonialisme
français. En termes de civilisation, il demeure donc toujours une zone
d’étrangeté irréductible qui partage et oppose les individus.