L’intérêt de la phrase,
et d’une poétique de la phrase, n’est pas de résister, comme à contretemps à
son déclassement épistémologique dans les sciences du langage, rivées à l’unité
texte avec le même degré de positivisme qu’aux beaux jours du structuralisme.
En l’occurrence, une théorie du poème ne peut se dispenser d’une théorie de la
phrase, et réciproquement. Et les sciences et arts du texte ne me semblent pas
poser les bonnes questions. Elles envisagent des unités-totalités (hétérogènes,
polystructurées, formalisables). Alors que la phrase – comme phrase continuée –
phrasé, etc. – constitue un « ensemble ». De ce point de vue, la
poétique de Péguy est capitale pour le comprendre. L’ensemble ne s’obtient pas
par la somme de ses parties, ni même par interaction ou coopération entre elles
des discontinuités formelles. Il advient par assemblages discursifs dynamiques – chaînes ou séries
phonographiques. Benveniste le perçoit déjà dans l’ordinaire de la langue, que
« chaque locuteur fabrique », tout spécialement « quand il
s’agit de phrases » : ce ne sont plus « les éléments
constitutifs qui comptent » mais, d’une part « l’organisation
d’ensemble » (qu’elle soit par ailleurs complète ou incomplète, cohérente
ou aléatoire), et d’autre part « l’arrangement original, dont le modèle ne
peut avoir été donné directement » (Problèmes, t. II, p. 18-19). La question ne s’énonce pas autrement
dans le Baudelaire à propos des Fleurs du Mal : « Quelle est l’“unité” de la langue poétique […] ? » (23, fº30 / fº353, p.
742) – « En poésie
l’ensemble prime et détermine l’unité » (20, fº4 / fº198, p.
428). Ce principe de créativité se généralise assurément dans l’ordre
littéraire. À ce titre, il neutralise l’opposition de l’ordinaire et du
poétique. Mais il ne suffit pas qu’il devienne systématique. Il se charge en
outre d’une fonction éthique qu’assume et porte un sujet pour y mettre en jeu sa
singularité et son devenir. L’identité poétique se tient entre l’ensemble et
ses assemblages, c’est par la signifiance qu’ils produisent qu’elle s’agence et
se renouvelle. Cela revient au fond à acter l’ambiguïté de Saussure, la question
n’étant pas tranchée dans la version transcrite du Cours de linguistique
générale : « Mais d’abord jusqu’à quel point la phrase appartient-elle à la
langue ? Si elle relève de la parole, elle ne saurait passer pour l’unité
linguistique. » (édition T. de Mauro, Payot, 1972, p. 148) Les Écrits se font plus explicites sur ce point : « […] la phrase
n’existe que dans la parole, dans la langue discursive » (Gallimard, 2002,
p. 117). Et pour cause, Saussure se heurte au multiple comme à l’infini
empiriques de la phrase : « Si nous nous représentons l’ensemble des
phrases susceptibles d’être prononcées, leur caractère le plus frappant est de
ne pas se ressembler du tout entre elles », de sorte qu’entre les phrases
– à l’image des individus composant une même espèce – « c’est la diversité
qui domine »
(Cours..., p. 148-149). C’est cet infini empirique que Benveniste remet déjà au
centre du propos en l’accordant à sa théorie de l’énonciation.