Retour donc au débat et à la métaphysique du
lien, spécialement aux conséquences de l’histoire de l’individualisme proposée
par Marcel Gauchet. Comment dans la perspective anthropologique statuer sur le
sujet moderne tel que l’auteur l’a défini ? Un même constat revient et
cible « l’individualisme de repli » ou « un individualisme de
défense », aspect qu’on peut gloser en détails par « un
individualisme négatif, moins d’affirmation de soi que d’évitement et de
méfiance à l’égard d’autrui » (D, 216). Le
processus de privatisation aboutit par ce biais à une absolutisation de
l’identité, état « métaphysiquement terrifiant » (ibid., 192). Comme il y a un ethnocentrisme des cultures, il y a un égo-centrisme dans un sens provisoirement neutre de tout critère moral. À
première vue, la position de Gauchet semble critique ; elle participe en
vérité de la logique qu’elle prétend démasquer. L’une des idées récurrentes
repose en effet sur la perception d’une transition : « de l’âge de l’affrontement » nous passerions à « l’âge de l’évitement » (230). La communauté démocratique serait enfin pacifiée,
harmonisée et équilibrée, ce qui n’exclut pas que mûrissent de nouveaux
antagonismes comme, parallèlement, la nature de l’individualisme se transforme.
Sur le terrain psychique, dans le domaine social, on aurait assisté « à
une remarquable réduction des tensions depuis un quart de siècle et,
rétrospectivement, la violence des années 1960 nous apparaît à la fois comme
une dernière flambée et un simulacre » (id.). De la guerre du Vietnam aux interventions militarisées des démocraties au Moyen-Orient, la remarque se révèle tout de même très
coûteuse. Quant à Mai 68, l’événement se situe à la jonction d’une
« catharsis violente, barricadière » et de « la maladresse
policière » (C, 29)…
L’hypothèse de la pacification permet
localement de récrire l’histoire. Elle rend compte peut-être de l’évolution de
certaines sociétés dites occidentales, plus exactement des sociétés
libérales-démocratiques ; elle met inévitablement de côté toutes les transitions et les mutations de l’Est, les problématiques
coloniales/post-coloniales de la majorité des pays naguère classés dans les
tiers et quart mondes. Avec des zones majeures / massives, passés depuis sur le
devant de la scène : Amérique du Sud, Asies et Afriques – et j’use à
dessein du pluriel. L’hypothèse se veut d'emblée restreinte. Sans doute sert-elle d’abord à montrer
adroitement comment se déplacent dans les communautés démocratiques les rapports de conflictualité
interindividuelle. À l’ère de l’apaisement, une impasse s’ouvre, celle d’une
pensée « de l’individu contre la société » (17) ; un imaginaire
se débonde, « pour lequel l’autre est par essence de trop » (205). Mais au lieu que chaque conscience
poursuive la mort de l’autre selon le modèle hégélien, l’affrontement est en
quelque sorte déjà intégré. Loin du « déchirement civil » (190) dont
la république française a été l’un des théâtres privilégiés, le mot d’ordre est
à la conciliation. L’histoire a voulu que la promesse de
paix longuement nourrie par l’eschatologie révolutionnaire et réalisée sous la
forme adverse du régime totalitaire ait trouvé une issue bien différente. À la
conciliation doit répondre la contradiction, véritable matrice de l’individuation dont
on a vu que le débat donne le modèle. Seul un dissensus arbitré « me
signifie la dépossession inscrite dans l’appartenance sociale, l’écartèlement
du sens inhérent à l’être-avec-les-autres » (192). Il a la capacité de
mettre fin au motif hobbesien de la guerre de tous contre tous. Mais il a
également le pouvoir de refouler les périls latents à l’harmonisation
individualiste. Au fond, la conciliation est le contraire même de la contractualisation. Elle serait à la source du désintérêt politique des citoyens,
expliquerait les taux d’absentéisme devant les urnes. Signe de « cet
étrange climat de consentement apathique » en chacun, elle motive l’ironie
sur « l’immense creux » (194) qui s’étendrait au corps
collectif : « Rétrospectivement, que la lutte de classes était gaie,
que la guerre civile était belle ! On sent dans l’air une nostalgie pour
cet âge d’or où les choix étaient clairs et les enjeux grandioses en regard de
l’inextricable prosaïsme où nous nous enfonçons » (186). Mais les
résistances et les luttes passées supposent des dominations passées. Du moins
face à « la démocratie du consensus » (366), l’observateur milite-t-il
en faveur de « la démocratie du conflit » (191)…