Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 7 juin 2017

DÉMOCRATIE : CONSENSUS ET CONFLIT (XXX. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Retour donc au débat et à la métaphysique du lien, spécialement aux conséquences de l’histoire de l’individualisme proposée par Marcel Gauchet. Comment dans la perspective anthropologique statuer sur le sujet moderne tel que l’auteur l’a défini ? Un même constat revient et cible « l’individualisme de repli » ou « un individualisme de défense », aspect qu’on peut gloser en détails par « un individualisme négatif, moins d’affirmation de soi que d’évitement et de méfiance à l’égard d’autrui » (D, 216). Le processus de privatisation aboutit par ce biais à une absolutisation de l’identité, état « métaphysiquement terrifiant » (ibid., 192). Comme il y a un ethnocentrisme des cultures, il y a un égo-centrisme dans un sens provisoirement neutre de tout critère moral. À première vue, la position de Gauchet semble critique ; elle participe en vérité de la logique qu’elle prétend démasquer. L’une des idées récurrentes repose en effet sur la perception d’une transition : « de l’âge de l’affrontement » nous passerions à « l’âge de l’évitement » (230). La communauté démocratique serait enfin pacifiée, harmonisée et équilibrée, ce qui n’exclut pas que mûrissent de nouveaux antagonismes comme, parallèlement, la nature de l’individualisme se transforme. Sur le terrain psychique, dans le domaine social, on aurait assisté « à une remarquable réduction des tensions depuis un quart de siècle et, rétrospectivement, la violence des années 1960 nous apparaît à la fois comme une dernière flambée et un simulacre » (id.). De la guerre du Vietnam aux interventions militarisées des démocraties au Moyen-Orient, la remarque se révèle tout de même très coûteuse. Quant à Mai 68, l’événement se situe à la jonction d’une « catharsis violente, barricadière » et de « la maladresse policière » (C, 29)…
L’hypothèse de la pacification permet localement de récrire l’histoire. Elle rend compte peut-être de l’évolution de certaines sociétés dites occidentales, plus exactement des sociétés libérales-démocratiques ; elle met inévitablement de côté toutes les transitions et les mutations de l’Est, les problématiques coloniales/post-coloniales de la majorité des pays naguère classés dans les tiers et quart mondes. Avec des zones majeures / massives, passés depuis sur le devant de la scène : Amérique du Sud, Asies et Afriques – et j’use à dessein du pluriel. L’hypothèse se veut d'emblée restreinte. Sans doute sert-elle d’abord à montrer adroitement comment se déplacent dans les communautés démocratiques les rapports de conflictualité interindividuelle. À l’ère de l’apaisement, une impasse s’ouvre, celle d’une pensée « de l’individu contre la société » (17) ; un imaginaire se débonde, « pour lequel l’autre est par essence de trop » (205). Mais au lieu que chaque conscience poursuive la mort de l’autre selon le modèle hégélien, l’affrontement est en quelque sorte déjà intégré. Loin du « déchirement civil » (190) dont la république française a été l’un des théâtres privilégiés, le mot d’ordre est à la conciliation. L’histoire a voulu que la promesse de paix longuement nourrie par l’eschatologie révolutionnaire et réalisée sous la forme adverse du régime totalitaire ait trouvé une issue bien différente. À la conciliation doit répondre la contradiction, véritable matrice de l’individuation dont on a vu que le débat donne le modèle. Seul un dissensus arbitré « me signifie la dépossession inscrite dans l’appartenance sociale, l’écartèlement du sens inhérent à l’être-avec-les-autres » (192). Il a la capacité de mettre fin au motif hobbesien de la guerre de tous contre tous. Mais il a également le pouvoir de refouler les périls latents à l’harmonisation individualiste. Au fond, la conciliation est le contraire même de la contractualisation. Elle serait à la source du désintérêt politique des citoyens, expliquerait les taux d’absentéisme devant les urnes. Signe de « cet étrange climat de consentement apathique » en chacun, elle motive l’ironie sur « l’immense creux » (194) qui s’étendrait au corps collectif : « Rétrospectivement, que la lutte de classes était gaie, que la guerre civile était belle ! On sent dans l’air une nostalgie pour cet âge d’or où les choix étaient clairs et les enjeux grandioses en regard de l’inextricable prosaïsme où nous nous enfonçons » (186). Mais les résistances et les luttes passées supposent des dominations passées. Du moins face à « la démocratie du consensus » (366), l’observateur milite-t-il en faveur de « la démocratie du conflit » (191)…