Il y a chez Gauchet un ethnocentrisme de la
pensée qui est simultanément une pensée de l’ethnocentrisme. La caution de
Lévi-Strauss via Race et Histoire (D, 221) ne change rien à ce fait que l’ontologie reste prisonnière du
vis-à-vis entre le même et l’autre, et assimile classiquement deux questions en
une, différence et altérité : « Dans racisme, il y a assignation de
l’autre (et de soi) à une nature, enfermement dans une différence d’essence. Il
y a hiérarchisation de ces natures, et corrélativement volonté ou de se
protéger contre l’autre (apartheid) ou de l’asservir, ou de le détruire, en
fonction du degré de nuisance supposé des mélanges. » (id.) Elle dénonce fort bien l’essentialisation
de l’autre dans la haine raciale mais elle pratique un raisonnement similaire
quand elle doit reconnaître l’étranger comme sujet. Face à la « montée des
extrémismes » et des « nationalismes », elle perçoit surtout dans
le cas français le divorce politique des dirigeants et des citoyens. Elle en
renvoie l’analyse au nœud qui unit l’insécurité à l’immigration, l’impuissance
publique et l’appel protecteur à l’État, en phase avec les doctrines qui se
sont succédées au tournant des XXe et XXIe siècles. La
présence de l’étranger sur le territoire serait devenue « le symbole d’une
situation globale de dépossession » (219), elle rassemblerait « les
enjeux sécessionnistes » qui travailleraient la société. Cette hypothèse
laisse d’abord s’exprimer la vox
populi. De « l’association
funeste qui s’est nouée dans l’esprit des populations entre immigration et
insécurité », il est dit toutefois qu’elle « correspond à un élément
de la réalité » (218). Le texte donne raison au sentiment général tout en
ayant le luxe de le corriger au nom d’une clairvoyance proprement
intellectuelle. L’objectif n’est pas de remettre en cause le principe républicain
du droit du sol mais de réinscrire la question de l’immigration au centre du
débat national afin que chaque citoyen se la réapproprie. L’auteur parle du
« “rejet de l’autre” auquel on ne comprend rien si l’on ne voit pas
qu’avant d’être réaction à la différence, il est demande de pouvoir sur le
principe de présence de l’autre » (225). Parce qu’il entretient la
confusion entre altérité et différence, il en réduit plus encore la
compréhension : l’altérité ne réfère jamais aux autres mais toujours à l’autre. Ce qui est à rebours une
amorce d’essentialisation, l’individu particulier tenant lieu (ou
représentant) par principe devant les autres de sa culture d’origine. La seule manière d’y
répondre serait la « demande de pouvoir », autrement dit l’exercice
d’une domination que l’immigré par la suite dûment intégré aura toute
légitimité de pratiquer sur les nouveaux arrivants. Le discours sécuritaire y
prend place qui ne se sépare plus de « l’assurance identitaire qu’exige
une ouverture maîtrisée sur l’extérieur » (184). Le même et l’autre,
l’autochtone et l’immigré, l’intérieur et l’extérieur : « l’effet de
seuil » est effectivement « encore plus marqué » (227). À ce
stade se concilient une conception libérale de la démocratie et une approche
quantitative de l’altérité : « L’immigration continuera. À nous de
savoir si ce sera sous une forme anarchique destinée à enfler encore une
protestation xénophobe empoisonnant la vie civile et paralysant la vie
politique ou sous la forme d’orientations publiques débattues comme telles et
définies en fonction des besoins de la collectivité. Par exemple sous la forme
de quotas, ainsi que le pratiquent, Jean-Claude Chesnais le rappelle, tous les
grands pays d’immigration. Ce n’est pas d’un arrêt de l’immigration que nous
avons besoin. C’est d’une maîtrise du processus de l’immigration permettant de
le réinsérer dans la sphère de la souveraineté sociale. » (228) Cette
prise de position entre en pleine cohérence avec la question initiale de savoir
si une société pouvait devenir une « somme collective viable » (15).
Voir le post du 10 mai sur ce point « XXVII : Y a-t-il une somme
collective viable ? ». L’immigration n’est pas uniquement un débat de
société contemporain, comme on dit. Elle est ici révélatrice du nœud éthique et
politique d’une anthropologie qui, reconnaissant l’individu à la base de la
communauté démocratique, s’appuie sans varier du même à l’autre sur une rationalité du
nombre.