L’œil mi-clos, éprouvant le même vague ennui qu’en mars dernier, je
relis une ultime fois les coupures de presse et autres subtils extraits à propos du
folliculaire Andrew Potter et de l’article de Maclean’s qui a
déclenché une controverse nationale : How a snowstorm exposed Quebec’s real problem : social malaise*. À en croire certains, ce fut pourtant
l’événement de l’année, et survenu tout près, au cœur de la sphère dite savante.
Mais je ne vois toujours rien dans cette matière, qui soit vraiment digne d’intérêt.
Sinon un cas avéré, strictement objectif, d’incompétence scientifique et
professorale. Je dois avoir l’art de manquer l’essentiel. Le plus comique reste
sans doute la chaîne ininterrompue de commentaires se provoquant les uns les
autres jusqu’à fabriquer des questions et des débats postiches, sur la liberté
académique par exemple. Il est vrai que, de sociale par son objet, l’affaire
est rapidement devenue politique et institutionnelle. Et quoi qu’il en soit,
l’insignifiant révèle souvent des enjeux plus fondamentaux. On est quand même
en droit de s’interroger, par-delà la réactivité narcissique de certains
discours défensifs sur le Québec, largement motivée à l’origine par l’attitude
xénophobe de l’auteur, sur la démesure des propos qui ont circulé en réplique à
cet incohérent papier.
De l’épisode autoroutier de Montréal le 15
mars (plus de 300 véhicules bloqués pendant une nuit sur l’A13, la
désorganisation des services et des communications, les failles administratives
et gouvernementales), se dégage la rhétorique catastrophiste d’un récit qui
prétend révéler (« reveals ») le malaise essentiel « eating away at the foundations of Quebec
society ». Pourtant,
ce ne sont pas tellement les arguments les plus polémiques qui retiennent
l’attention. Censé être « a more communautarian place than the rest of Canada », le Québec serait
« an almost
pathologically alienated and low-trust society, deficient in many of the most
basic forms of social capital that other Canadians take for granted » – propos fréquemment
ciblé tant il a soulevé l’ire des lecteurs. La suite de ce rocambolesque feuilleton est connue : la
condamnation du texte par la voix du Premier Ministre, les ripostes
journalistiques, incluant nombre de désaveux de la part de la communauté
anglophone elle-même, la délégitimation institutionnelle par l’entremise de
collègues (voir « Une erreur de jugement » de Catherine Desbarats et
Allan Geer, Le Devoir, 22.03.17**), la démission d’Andrew Potter au
rang de directeur de l’Institut d’Études canadiennes de
l’Université McGill et le mea culpa public de l’auteur reconnaissant d’un air
penaud ses « errors and
exaggerations », les
dénis officiels de l’établissement cherchant à faire taire les rumeurs quant au
fait d’avoir exercé des pressions pour obtenir ce départ. Etc.
Ce qui distingue le plus cependant l’article
de Potter, c’est le caractère très rudimentaire des « concepts », à
l’œuvre pourtant dans bien des discours savants ou demi-savants actuels qui ne
commettent pas de tels faux pas, et pass the test sans qu’on
trouve à redire : « private
bubbles », « our institutions », « our selves », « self-image », « social cohesion » et
« social
capital ». Ce qui suffit à
monnayer une pensée du collectif, ici réglée sur l’autorité de Robert Putman (Bowling Alone) et agencée sans méthode (de la police aux hôpitaux on passe aux
restaurants puis aux phénomènes de socialité et de socialisation, famille,
cercles d’amis, etc.), pour prendre appui sur un positivisme statistique,
notamment « the
classic measure of trust », évaluée
à 36% chez les Québécois. Comme si les notions – au demeurant jamais définies –
« friendship », « membership », « volunteering », pouvaient uniquement se mesurer. La
conclusion s’y accorde dans le registre spectaculaire, anticipée par une double
analogie (le 11 septembre, le blackout de la côte Est en 2003) : « And then a serious winter storm hits, and
there is social breakdown at every stage. In the end, a few truckers refuse to let the towers
move them off the highway, and there’s no one in charge to force them to move.
The road is blocked, hundreds of cars are abandoned, and some people spend the
entire night in their cars, out of gas with no one coming to help. »
Il est tout de même étrange
que ce mauvais film d’Hollywood ait pu être pris à ce point au sérieux, aussi
bien du côté des détracteurs que des supporteurs. Parmi ces derniers, citons Scott Gilmore (« On Quebec and Andrew Potter : Tread
carefully, Canada »***),
victime de l’illusio jusqu’au ridicule, qui n’hésite pas à déclarer
sur le mode épique : « But this is Quebec. This is McGill. [Potter]
was forced to go through the ritual “resignation” —stepping down as head of his
institute. (He kept his professorship at the university.) His ideas were
too dangerous. He had upset another linguistic group. He had offended the wrong
people. Potter will
do fine. He is one of Canada’s smartest and best writers. He is not unemployed.
He is not in jail. He is not dead. This tempest knocked over his tea-cup and
moved on. » Ces idées si dangereuses,
Andrew Potter les devrait à son regard d’outsider. Du reste, l’ethnographie
improvisée du texte trahit moins l’incompréhension devant les phénomènes décrits
qu’une idéologie consensuelle et conservatrice, en partant du cas de la grève
(tiens ! encore une…) : « […] the police here don’t
wear proper uniforms. Since 2014, municipal police
across the province have worn pink, yellow, and red clownish camo pants as a
protest against provincial pension reforms. »
Tout cela va sans
dire – et ces procédés aussi visibles que grossiers ont été à juste titre
retournés à l’envoyeur. Mais la crédibilité surprenante accordée à l’auteur et à son papier
ne s’explique pas si simplement par l’effet de réception, la communauté
linguistique-culturelle (déclinable en vérité au pluriel) qu’ils auront l’un et
l’autre heurtée. Et certes Potter aura goûté à l’occasion au sens que revêt la
notion de discours et à ce qu’elle engage éthiquement en fait de
responsabilités. Mais cette crédibilité est-elle davantage réductible à l’effet
magique – i.e. pleinement social – de la signature institutionnelle ? Il est pour le
moins déconcertant de lire ce singulier conseil sous la plume de C. Desbarats
et A. Geer (département d’histoire, McGill), qui dénoncent dans l’article « si
mal fondé et si confus » du Maclean’s un « exercice décousu de Quebec bashing » et reprochent
à l’auteur de ne pas avoir choisi « de consulter ses collègues avant de
publier » (Le Devoir, 27.03.2017). Comme si c’était là la pratique courante
des universitaires, auxquels en règle générale on suppose une certaine
autonomie de pensée... l’évaluation anonyme par les pairs observée par ailleurs dans
les revues savantes intervenant à une étape ultérieure du processus. On admire
en tous cas, même voilées d’une discrète ironie, les contorsions pudiques de
deux chercheurs, contraints d’admettre la nullité d’un texte pour mieux voler
au secours de leur institution.
C’est cette
institution qu’Emmett MacFarlane (Science politique, University of Waterloo) met
en soupçon, à l’inverse mais non moins sérieusement, cette fois au nom de la
liberté académique, à côté du débat soulevé par le « contenu » de l’article,
auquel il concède toutefois quelques qualités (CBC News, 23.03.2017****) :
« Personally, I found the
connection between the highway incident and the rest of some of the conclusions
to be really questionable. I didn't find the op-ed itself persuasive. I think
there were parts of the op-ed, and Mr. Potter has subsequently acknowledged
this, that were completely over the top, that were based on anecdotes rather
than sufficient information. I also think other parts of the op-ed were simply
a relatively interesting discussion from Statistics Canada that showed some
inter-provincial differences in levels of social trust and indicators. » Il faut décidément
avoir peu d’exigence intellectuelle pour trouver dans un tel exposé « a relatively
interesting discussion from Statistics Canada that showed some inter-provincial
differences ». Une telle démagogie entretient très précisément
l’amalgame qui est à la source de l’article d’Andrew Potter entre les rigueurs
de la démonstration savante et les discours labiles et évanescents de l’opinion,
qui représente le fonds de commerce de la parole journalistique. Au demeurant,
l’argument de la liberté académique est ici réversible, la confusion des genres
pratiquée de Potter à MacFarlane la menaçant au même titre que les manœuvres de
l’établissement, accusé à tort ou à raison.
Dans ce
concert où chacun pérore sur les droits et les devoirs, le bien et le mal, la
seule intervention lucide fut encore celle d’Yves Gingras, professeur d’histoire
à l’UQAM, qui réduit « l’affaire Potter » à ce qu’elle est : un grain
de sable révélateur néanmoins d’une tendance continue, et plus inquiétante, à
assimiler les universités et leur rôle d’invention et de circulation des
savoirs à « des officines pour commentateurs inspirés par l’actualité
fluctuante » (Le Devoir, 28.03.17*****). Au lieu d’une recherche indépendante,
le pari de la « visibilité médiatique » voire l’intrusion
structurelle de « bailleurs de fonds privés », un phénomène récurrent
repéré dans de nombreux systèmes universitaires (et non seulement au Canada et
au Québec). Au-delà de mécanismes de cooptation guidés par des impératifs plus
économiques qu’académiques, c’est la nature plus encore paradigmatique de l’hypothèque
attachée à la « spécificité de la recherche universitaire » qui fait
sens ici : sa conversion, peut-être plus subtile et plus perverse, en « simple
production “d’essais” pseudo-savants », c’est-à-dire la dominante d’un
autre régime de discours. On peut lui donner comme explication le
manque de « subventions gouvernementales » comme Gingras, d’autres
causes sont bien entendu à l’œuvre. Il faut enfin en considérer les variations
d’ampleur selon les disciplines eu égard à leurs histoires, à leurs objets et à
leurs méthodes : peut-être plus immédiatement saillantes et par conséquent
plus aisément localisables et sanctionnables dans le domaine des sciences
sociales que dans celui – plus traditionnel – des sciences de la culture, des
cultures (langues et lettres par exemple) au sein desquelles la tentation de l’essai
pseudo-savant s’est fortement accrue à la faveur des dispersions
méthodologiques qui ont suivi le Linguistic Turn, mais au détriment des fondamentaux
épistémologiques. Le phénomène est assez net au sein des disciplines
littéraires, qui y ont perdu proportionnellement un pouvoir de réflexion et d’action
critique. Oui, il y a plein d’Andrew Potter parmi nous…