Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 21 juin 2017

BAUDRUCHE

L’œil mi-clos, éprouvant le même vague ennui qu’en mars dernier, je relis une ultime fois les coupures de presse et autres subtils extraits à propos du folliculaire Andrew Potter et de l’article de Maclean’s qui a déclenché une controverse nationale : How a snowstorm exposed Quebec’s real problem : social malaise*. À en croire certains, ce fut pourtant l’événement de l’année, et survenu tout près, au cœur de la sphère dite savante. Mais je ne vois toujours rien dans cette matière, qui soit vraiment digne d’intérêt. Sinon un cas avéré, strictement objectif, d’incompétence scientifique et professorale. Je dois avoir l’art de manquer l’essentiel. Le plus comique reste sans doute la chaîne ininterrompue de commentaires se provoquant les uns les autres jusqu’à fabriquer des questions et des débats postiches, sur la liberté académique par exemple. Il est vrai que, de sociale par son objet, l’affaire est rapidement devenue politique et institutionnelle. Et quoi qu’il en soit, l’insignifiant révèle souvent des enjeux plus fondamentaux. On est quand même en droit de s’interroger, par-delà la réactivité narcissique de certains discours défensifs sur le Québec, largement motivée à l’origine par l’attitude xénophobe de l’auteur, sur la démesure des propos qui ont circulé en réplique à cet incohérent papier.
De l’épisode autoroutier de Montréal le 15 mars (plus de 300 véhicules bloqués pendant une nuit sur l’A13, la désorganisation des services et des communications, les failles administratives et gouvernementales), se dégage la rhétorique catastrophiste d’un récit qui prétend révéler (« reveals ») le malaise essentiel « eating away at the foundations of Quebec society ». Pourtant, ce ne sont pas tellement les arguments les plus polémiques qui retiennent l’attention. Censé être « a more communautarian place than the rest of Canada », le Québec serait « an almost pathologically alienated and low-trust society, deficient in many of the most basic forms of social capital that other Canadians take for granted » – propos fréquemment ciblé tant il a soulevé l’ire des lecteurs. La suite de ce rocambolesque feuilleton est connue : la condamnation du texte par la voix du Premier Ministre, les ripostes journalistiques, incluant nombre de désaveux de la part de la communauté anglophone elle-même, la délégitimation institutionnelle par l’entremise de collègues (voir « Une erreur de jugement » de Catherine Desbarats et Allan Geer, Le Devoir, 22.03.17**), la démission d’Andrew Potter au rang de directeur de l’Institut d’Études canadiennes de l’Université McGill et le mea culpa public de l’auteur reconnaissant d’un air penaud ses « errors and exaggerations », les dénis officiels de l’établissement cherchant à faire taire les rumeurs quant au fait d’avoir exercé des pressions pour obtenir ce départ. Etc.
Ce qui distingue le plus cependant l’article de Potter, c’est le caractère très rudimentaire des « concepts », à l’œuvre pourtant dans bien des discours savants ou demi-savants actuels qui ne commettent pas de tels faux pas, et pass the test sans qu’on trouve à redire : « private bubbles », « our institutions », « our selves », « self-image », « social cohesion » et « social capital ». Ce qui suffit à monnayer une pensée du collectif, ici réglée sur l’autorité de Robert Putman (Bowling Alone) et agencée sans méthode (de la police aux hôpitaux on passe aux restaurants puis aux phénomènes de socialité et de socialisation, famille, cercles d’amis, etc.), pour prendre appui sur un positivisme statistique, notamment « the classic measure of trust », évaluée à 36% chez les Québécois. Comme si les notions – au demeurant jamais définies – « friendship », « membership », « volunteering », pouvaient uniquement se mesurer. La conclusion s’y accorde dans le registre spectaculaire, anticipée par une double analogie (le 11 septembre, le blackout de la côte Est en 2003) : « And then a serious winter storm hits, and there is social breakdown at every stage. In the end, a few truckers refuse to let the towers move them off the highway, and there’s no one in charge to force them to move. The road is blocked, hundreds of cars are abandoned, and some people spend the entire night in their cars, out of gas with no one coming to help. »
Il est tout de même étrange que ce mauvais film d’Hollywood ait pu être pris à ce point au sérieux, aussi bien du côté des détracteurs que des supporteurs. Parmi ces derniers, citons Scott Gilmore (« On Quebec and Andrew Potter : Tread carefully, Canada »***), victime de l’illusio jusqu’au ridicule, qui n’hésite pas à déclarer sur le mode épique : « But this is Quebec. This is McGill. [Potter] was forced to go through the ritual “resignation” —stepping down as head of his institute. (He kept his professorship at the university.) His ideas were too dangerous. He had upset another linguistic group. He had offended the wrong people. Potter will do fine. He is one of Canada’s smartest and best writers. He is not unemployed. He is not in jail. He is not dead. This tempest knocked over his tea-cup and moved on. » Ces idées si dangereuses, Andrew Potter les devrait à son regard d’outsider. Du reste, l’ethnographie improvisée du texte trahit moins l’incompréhension devant les phénomènes décrits qu’une idéologie consensuelle et conservatrice, en partant du cas de la grève (tiens ! encore une…) : « […] the police here don’t wear proper uniforms. Since 2014, municipal police across the province have worn pink, yellow, and red clownish camo pants as a protest against provincial pension reforms. »
Tout cela va sans dire – et ces procédés aussi visibles que grossiers ont été à juste titre retournés à l’envoyeur. Mais la crédibilité surprenante accordée à l’auteur et à son papier ne s’explique pas si simplement par l’effet de réception, la communauté linguistique-culturelle (déclinable en vérité au pluriel) qu’ils auront l’un et l’autre heurtée. Et certes Potter aura goûté à l’occasion au sens que revêt la notion de discours et à ce qu’elle engage éthiquement en fait de responsabilités. Mais cette crédibilité est-elle davantage réductible à l’effet magique – i.e. pleinement social – de la signature institutionnelle ? Il est pour le moins déconcertant de lire ce singulier conseil sous la plume de C. Desbarats et A. Geer (département d’histoire, McGill), qui dénoncent dans l’article « si mal fondé et si confus » du Maclean’s un « exercice décousu de Quebec bashing » et reprochent à l’auteur de ne pas avoir choisi « de consulter ses collègues avant de publier » (Le Devoir, 27.03.2017). Comme si c’était là la pratique courante des universitaires, auxquels en règle générale on suppose une certaine autonomie de pensée... l’évaluation anonyme par les pairs observée par ailleurs dans les revues savantes intervenant à une étape ultérieure du processus. On admire en tous cas, même voilées d’une discrète ironie, les contorsions pudiques de deux chercheurs, contraints d’admettre la nullité d’un texte pour mieux voler au secours de leur institution.
C’est cette institution qu’Emmett MacFarlane (Science politique, University of Waterloo) met en soupçon, à l’inverse mais non moins sérieusement, cette fois au nom de la liberté académique, à côté du débat soulevé par le « contenu » de l’article, auquel il concède toutefois quelques qualités (CBC News, 23.03.2017****) : « Personally, I found the connection between the highway incident and the rest of some of the conclusions to be really questionable. I didn't find the op-ed itself persuasive. I think there were parts of the op-ed, and Mr. Potter has subsequently acknowledged this, that were completely over the top, that were based on anecdotes rather than sufficient information. I also think other parts of the op-ed were simply a relatively interesting discussion from Statistics Canada that showed some inter-provincial differences in levels of social trust and indicators. » Il faut décidément avoir peu d’exigence intellectuelle pour trouver dans un tel exposé « a relatively interesting discussion from Statistics Canada that showed some inter-provincial differences ». Une telle démagogie entretient très précisément l’amalgame qui est à la source de l’article d’Andrew Potter entre les rigueurs de la démonstration savante et les discours labiles et évanescents de l’opinion, qui représente le fonds de commerce de la parole journalistique. Au demeurant, l’argument de la liberté académique est ici réversible, la confusion des genres pratiquée de Potter à MacFarlane la menaçant au même titre que les manœuvres de l’établissement, accusé à tort ou à raison.
Dans ce concert où chacun pérore sur les droits et les devoirs, le bien et le mal, la seule intervention lucide fut encore celle d’Yves Gingras, professeur d’histoire à l’UQAM, qui réduit « l’affaire Potter » à ce qu’elle est : un grain de sable révélateur néanmoins d’une tendance continue, et plus inquiétante, à assimiler les universités et leur rôle d’invention et de circulation des savoirs à « des officines pour commentateurs inspirés par l’actualité fluctuante » (Le Devoir, 28.03.17*****). Au lieu d’une recherche indépendante, le pari de la « visibilité médiatique » voire l’intrusion structurelle de « bailleurs de fonds privés », un phénomène récurrent repéré dans de nombreux systèmes universitaires (et non seulement au Canada et au Québec). Au-delà de mécanismes de cooptation guidés par des impératifs plus économiques qu’académiques, c’est la nature plus encore paradigmatique de l’hypothèque attachée à la « spécificité de la recherche universitaire » qui fait sens ici : sa conversion, peut-être plus subtile et plus perverse, en « simple production “d’essais” pseudo-savants », c’est-à-dire la dominante d’un autre régime de discours. On peut lui donner comme explication le manque de « subventions gouvernementales » comme Gingras, d’autres causes sont bien entendu à l’œuvre. Il faut enfin en considérer les variations d’ampleur selon les disciplines eu égard à leurs histoires, à leurs objets et à leurs méthodes : peut-être plus immédiatement saillantes et par conséquent plus aisément localisables et sanctionnables dans le domaine des sciences sociales que dans celui – plus traditionnel – des sciences de la culture, des cultures (langues et lettres par exemple) au sein desquelles la tentation de l’essai pseudo-savant s’est fortement accrue à la faveur des dispersions méthodologiques qui ont suivi le Linguistic Turn, mais au détriment des fondamentaux épistémologiques. Le phénomène est assez net au sein des disciplines littéraires, qui y ont perdu proportionnellement un pouvoir de réflexion et d’action critique. Oui, il y a plein d’Andrew Potter parmi nous…