Cet essai d’intelligibilité s’inscrit comme
prolongement éthique de la dissidence. Il porte les formes d’une vocation
minoritaire. D’un côté, il noue valeur et publicité dans le temps, de l’autre
valeur et fragilité dans l’espace. La création en revue représente « un
intervalle précaire à préserver » (C, 163) contre le
poids du monde universitaire et les séductions de la diffusion médiatique.
Aux pouvoirs établis elle oppose « de modestes contre-pouvoirs de
réflexion » (165). L’analyse ressortit pour une part seulement à la
vérité, elle contient une vision éminemment fantasmatique, car aucune revue
n’est à l’abri des effets de clan et des techniques de contrôle, des phénomènes
d’exclusion ou de domination. Si elle échappe aux « mandarins » et à
leurs « enclaves » (163), elle est susceptible d’en reproduire les
conduites. Les actes de publication procèdent de décisions et de positions, et
même si l’idéal « est d’embrasser tout ce qui apparaît de pertinent et de
neuf dans la production savante » (170), tout idéal s’accompagne aussi de
silences et de marginalisations au cœur de la production savante. La dissidence
n’exclut pas l’idéologie dans la pratique, la minorité pourrait même en être
ici le déni. En s’appuyant sur l’exemple de Textures, l’auteur évoque
la nature intrinsèquement oxymorique de la revue : « le rayonnement
souterrain d’un courant critique qui n’avait aucune place visible dans l’espace
public » (163). Une même métaphore optique vient caractériser le geste de
la pensée. Le genre de l’article assume un « poste d’observation »
(172) alors même qu’il « se voit faiblement » (162). Chez Gauchet,
cette phraséologie est un legs phénoménologique. L’acte de discernement et
l’analyse qui conduisent aux choses mêmes engagent des « évolutions du
regard » (172) qui à terme consolident le réseau collectif de publication.
Mais le travail de l’idée s’en trouve lui-même théâtralisé. Il est ainsi
question de « mise en scène » et de « mise en forme de la vie
intellectuelle » (163). Derrière cette figure apparemment insensible et
éculée émerge la catégorie du public. Deux logiques coexistent dans la revue.
D’une part, l’idée fatale d’un « public limité » (162), un motif
stéréotypé que s’applique à compenser la vocation généraliste du Débat, et le désir de rendre « lisibles » les textes auprès
« des non-spécialistes » (171). Mais si cette position pouvait être
légitimement énoncée en 1980 au moment où naissait la revue, elle ne l’est plus
en 2003 si l’on tient compte de la notoriété internationale que l’organe a
désormais acquise. D’autre part, l’injonction de communicabilité possède ici
plus que l’évidence d’un critère lié à n’importe quelle intention éditoriale.
Elle est au centre d’un modèle social de la lecture, d’une représentation de la
collectivité qui se dote d’un double ancrage référentiel, l’un historique,
l’autre politique. Dans un premier temps, Gauchet compare volontiers la revue à
« une sorte de NRF des idées » (164). Au-delà de la
filiation Gallimard et du rôle spécifique qu’y joue Pierre Nora, l’image qui en
ressort est évidemment la conversion de la dissidence à l’amplitude des
découvertes. De manière symbolique, la NRF fait office d’une mobilisation et d’une
curiosité des esprits contre les philosophies imposées de l’époque. Dans cette
présentation hagiographique, Le Débat, c’est le pari des nouveaux auteurs, d’une
union dans la diversité de courants connus ou méconnus, indigènes ou étrangers,
dont l’importance est à venir. Mais la comparaison a des implications également
idéologiques. Le modèle NRF, c’est autour de Gide notamment, une
révolution conservatrice ou réaction d’abord à la période symboliste et à ses
innovations. Dans ce cadre, la fonction primordiale de la revue revient à
produire « des pôles d’identités, des repères, des moyens
d’orientation » (162). Autant de signaux de clarification de l’univers
intellectuel qui appellent autant d’herméneutiques et de cartographies.
(1) C'est ainsi qu'au terme d'une étude statistique, et parfaitement positiviste, de la démographie enseignante et du marché du livre scientifique, Gauchet conclut que l'Université est "une institution presque complètement coupée, désormais, de la vie des idées" (D, 174). Ah bon ?