Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 9 avril 2017

CRITIQUE DE LA CRITIQUE (XVI. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Pour les vingt ans du Débat, Pierre Nora notait que sa nouveauté en 1980 tenait déjà à la rupture sensible que l’organe avait opérée avec Les Temps modernes et la tradition de pensée qu’ils illustraient : « À l’urgence de l’engagement s’est substituée pour nous la priorité du jugement » [1]. Au lieu de l’action immédiate qui peut conduire à maints égarements la réflexion médiate comme production critique de normes et de valeurs. Gauchet lui aussi y voit un principe fondamental, et à travers « le maintien d’une tradition de qualité, d’exigence et de culture » (C, 165) dans la revue, une autre forme de l’intersubjectivité. Une démocratie de la communication est en jeu dans la volonté d’« insérer le renouvellement intellectuel dans le débat public » (171). Mais là où il se tente, le genre du débat comme mode de dire mesure sa politique à une distance tragique. En effet, la fabrique de la pensée est conçue ici dans son insularité, mieux encore elle est en péril, menacée de disparition. Dans cette chronique d’une mort annoncée qui rejoint les diagnostics postmodernes tout en en refusant le terme (D, XV), la fonction intellectuelle est destinée à la défense de sa propre cause : « Mais nous sommes des intellectuels engagés ! Sauf que le véritable engagement politique aujourd’hui, c’est l’engagement pour la chose intellectuelle ! » (C, 165). Loin de l’intervention traditionnelle au cœur de la société, et s’il le faut contre elle, la perspective d’une action se voit de nouveau rapportée à l’action de la pensée sur elle-même. Le coût éthique de cette position est d’avance réduit et, parce qu’on n’a jamais plus affaire qu’à l’idée et aux conventions qui en règlent les échanges, une forme de laissez-faire, de laissez-passer prend racine. Le renversement est effectivement complet depuis L’Être et le néant et Critique de la raison dialectique, garants du parcours politique d’un auteur et de ses cohérences jusque dans la passion de l’erreur. Là où divorcent désormais l’action et la critique, où la critique absorbe toute l’action, le conservatisme tient lieu d’unique valeur. Il est une forme de défaite, ou pire encore, de résignation complice. L’important n’est plus tant de changer la vie ni de transformer le monde que de protéger l’humanisme ou de faire qu’il parvienne à coexister harmonieusement avec les règles de la cité. Or pour « sauvegarder la présence active des idées dans la vie publique » (id.) il faut préalablement inventer cette vie publique. Sur ce point, l’éditorialiste met en avant son « rôle de créateur de liberté » en face des institutions : « c’est ma façon d’être citoyen de la république des lettres » (163). Un modèle s’établit clairement ici entre citoyenneté et publicité. L’intérêt que Gauchet manifeste à l’égard de Benjamin Constant, Madame de Staël, le groupe de Coppet, « plus largement les Thermidoriens » (272), ne s’arrête pas à une filiation doctrinale. De la Littérature est un ouvrage qui médite explicitement sur les rapports entre œuvres de création et institutions, diffusion de l’écrit et journalisme naissant, et s’interroge après l’épisode révolutionnaire sur la notion de public en fonction de la catégorie de peuple. Le problème de la réception des idées et la constitution du citoyen sont tout à fait similaires. C’est le conflit entre « l’étroitesse de l[a] particularité » et « la généralité publique » (R, 82). L’individu ne devient citoyen et lecteur que s’il s’exhausse à ce niveau jusqu’à « rejoindre l’universel en soi » (122). Or dans l’actualité qu’analyse Gauchet cet accord entre subjectivité et universalité se trouve remis en cause : « c’est la disjonction qui prévaut » (115). Rien d’étonnant à ce que Gauchet regrette le solipsisme dans lequel se seraient dramatiquement enfermées les productions culturelles selon une communicabilité restreinte voire nulle. À l’ancienne république des lettres s’opposerait maintenant la « particularité de l’auteur qui ne fait que répondre au particularisme du lecteur » (D, 249). Ce constat assimile toute singularité à l’ordre irréductible d’une unicité que seul le débat comme forme de l’impersonnel permet de surmonter. Un rejet indifférencié qui prend les traits de l’impression personnelle : « D’où le sentiment de crise, de vacuité, de perte d’enjeu qui désoriente et désole aujourd’hui les antres de la création » (R, 35). Naturellement, aucun exemple n’est donné à l’appui.

[1] « Vingt ans de débat » dans htttp://www.le-debat.gallimard.fr, p. 9.