Pour les vingt ans du Débat, Pierre Nora notait que sa nouveauté en 1980 tenait déjà à la rupture
sensible que l’organe avait opérée avec Les Temps modernes et la tradition de pensée qu’ils
illustraient : « À l’urgence de l’engagement s’est substituée pour
nous la priorité du jugement » [1]. Au lieu de l’action immédiate qui peut
conduire à maints égarements la réflexion médiate comme production critique de
normes et de valeurs. Gauchet lui aussi y voit un principe fondamental, et à
travers « le maintien d’une tradition de qualité, d’exigence et de
culture » (C, 165) dans la revue, une autre forme de
l’intersubjectivité. Une démocratie de la communication est en jeu dans la
volonté d’« insérer le renouvellement intellectuel dans le débat
public » (171). Mais là où il se tente, le genre du débat comme mode de
dire mesure sa politique à une distance tragique. En effet, la fabrique de la
pensée est conçue ici dans son insularité, mieux encore elle est en péril,
menacée de disparition. Dans cette chronique d’une mort annoncée qui rejoint
les diagnostics postmodernes tout en en refusant le terme (D, XV), la fonction intellectuelle est destinée à la défense de sa propre
cause : « Mais nous sommes des intellectuels engagés ! Sauf que le
véritable engagement politique aujourd’hui, c’est l’engagement pour la chose
intellectuelle ! » (C, 165). Loin de l’intervention traditionnelle
au cœur de la société, et s’il le faut contre elle, la perspective d’une action
se voit de nouveau rapportée à l’action de la pensée sur elle-même. Le coût
éthique de cette position est d’avance réduit et, parce qu’on n’a jamais plus
affaire qu’à l’idée et aux conventions qui en règlent les échanges, une forme
de laissez-faire, de laissez-passer prend racine. Le renversement est effectivement
complet depuis L’Être et le néant et Critique de la raison dialectique, garants du parcours politique d’un auteur et de ses cohérences jusque
dans la passion de l’erreur. Là où divorcent désormais l’action et la critique,
où la critique absorbe toute l’action, le conservatisme tient lieu d’unique
valeur. Il est une forme de défaite, ou pire encore, de résignation complice. L’important
n’est plus tant de changer la
vie ni de transformer le monde que de protéger l’humanisme ou de faire
qu’il parvienne à coexister harmonieusement avec les règles de la cité. Or pour
« sauvegarder la présence active des idées dans la vie publique » (id.) il faut préalablement inventer cette vie publique. Sur ce point,
l’éditorialiste met en avant son « rôle de créateur de liberté » en
face des institutions : « c’est ma façon d’être citoyen de la république
des lettres » (163). Un modèle s’établit clairement ici entre citoyenneté
et publicité. L’intérêt que Gauchet manifeste à l’égard de Benjamin Constant, Madame
de Staël, le groupe de Coppet, « plus largement les Thermidoriens »
(272), ne s’arrête pas à une filiation doctrinale. De la Littérature est un ouvrage qui
médite explicitement sur les rapports entre œuvres de création et institutions,
diffusion de l’écrit et journalisme naissant, et s’interroge après l’épisode
révolutionnaire sur la notion de public en fonction de la catégorie de peuple.
Le problème de la réception des idées et la constitution du citoyen sont tout à
fait similaires. C’est le conflit entre « l’étroitesse de l[a]
particularité » et « la généralité publique » (R, 82). L’individu ne devient citoyen et lecteur que s’il s’exhausse à ce
niveau jusqu’à « rejoindre l’universel en soi » (122). Or dans
l’actualité qu’analyse Gauchet cet accord entre subjectivité et universalité se
trouve remis en cause : « c’est la disjonction qui prévaut » (115).
Rien d’étonnant à ce que Gauchet regrette le solipsisme dans lequel se seraient
dramatiquement enfermées les productions culturelles selon une communicabilité
restreinte voire nulle. À l’ancienne république des lettres s’opposerait
maintenant la « particularité de l’auteur qui ne fait que répondre au
particularisme du lecteur » (D, 249). Ce constat
assimile toute singularité à l’ordre irréductible d’une unicité que seul le
débat comme forme de l’impersonnel permet de surmonter. Un rejet indifférencié qui
prend les traits de l’impression personnelle : « D’où le sentiment de
crise, de vacuité, de perte d’enjeu qui désoriente et désole aujourd’hui les
antres de la création » (R, 35). Naturellement, aucun exemple n’est
donné à l’appui.
[1] « Vingt ans de débat » dans
htttp://www.le-debat.gallimard.fr, p. 9.