Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 9 avril 2017

LE POUVOIR TRANSCENDANT DE L’IDÉE CRITIQUE (XVII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Qu’on ait affaire à l’art ou à la pensée, le ressort essentiel pour Gauchet est « la puissance de dévoilement » (R, 34) qu’on leur prête. Dans le cas précis des formes littéraires, cette puissance revient à « produire un effet de vérité au sein de l’espace public, y compris et surtout par le moyen de la fiction » (C, 353). Certes, il s’agit bien d’effet de vérité et non de la vérité elle-même comme Barthes parlait d’effet de réel. Mais précisément, cet effet de vérité induit une instrumentalisation rhétorique : le langage est au service du contenu visé. Le fond et la forme, schéma apparemment inusable. Selon de tels présupposés, La Princesse de Clèves ou Illusions perdues répondraient ensemble à cette définition et à ce processus. Mais comment ces deux romans produisent-ils l’effet en question ? Enfin, Les Contemplations ou Fureur et Mystère constituent-ils des fictions ? De même que l’idée de représentation conduit devant la peinture à une aporie, l’effet de vérité et la fiction sous-tendent un raisonnement par défaut sur la littérature puisque cette corrélation ne saurait rendre compte de tous les genres d’œuvres existants. Dans le cas différent des créations d’idées, le débat et son doublet nécessaire la critique représentent les deux médiations fondamentales de l’accès à l’universel. Le débat ne se comprend pas sans la nature transcendantale de la vérité qui y suscite les antagonismes et les divisions. Gauchet parle à ce propos d’une « fracture de la vérité » (D, 192) ou encore d’une « vérité qui ne s’offre que dans le partage et le déchirement » (193). Elle est ce qui unit et divise simultanément le collectif et circonscrit pour cette raison même un espace commun. Ainsi le débat est-il comparable à « la compétition civique » (id.) glosée dans les termes issus d’une sociologie de l’interaction : « coexistence conflictuelle » (192) ou « face-à-face des acteurs » (193). Au lieu d’un dialogue conçu dans sa discursivité, une économie de la violence réglée. Cette économie serait le propre de la démocratie. Loin de réaliser un idéal d’harmonie, elle se nourrit des « formes de la contradiction » (186). La politique du débat ne se réfère pas uniquement à un modèle de gouvernement, elle s’appuie plus largement sur l’idée de pouvoir comme norme et arbitre. D’où le parallèle constant et implicite avec l’État qui n’est pas seulement le garant d’une souveraineté partagée mais l’avènement d’un « entre soi » (DM, 291), une cohésion des sujets dont il régule les différends. Dans une optique hobbesienne, Gauchet relativise la place de la violence et les effets pragmatiques, juridiques et éthiques de sa confiscation au point de considérer la force de l’impersonnalité étatique comme source possible de « bienveillance » et de « douceur » (289). Cette position que relaie une discrète parenthèse très distante vis-à-vis de la problématique marxiste, « (pourquoi la puissance serait-elle nécessairement brutale ?) » (D, 21) vise une relégitimation de l’autorité.
Au plan intellectuel, cette réhabilitation concorde avec le constat d’un épuisement de la figure du maître qui, de Sartre à Foucault, s’est illustrée dans la « radicalité critique » (200), oscillant de la prophétie à la subversion. Cette manière de valoriser l’autorité se concilie un imaginaire de l’aura, par exemple « la figure héroïque du grand écrivain » (165) sans que l’épithète stéréotypée (grand) qui concentre la question de la valeur (la qualité artistique de l’œuvre) soit définie. Idée commune ou empruntée, le terme apparaissait déjà sous la plume de Nora dans son article inaugural. Avec la distance des guillemets, il illustrait encore une perte vertigineuse du sacré :
L’intellectuel gestionnaire de la Tradition, c’est fini. Nul n’oserait nous déranger à moins de nous promettre un recommencement radical de la pensée. Le rôle civique de l’intellectuel est terminé, son rôle social apparaît à nu. L’oblitération de Rome et d’Athènes comme parangons de la civilisation, la fin des humanités comme rectrices de l’Education nationale et, plus profondément encore, la disparition de l’idéal rhétorique comme épine dorsale de la tradition intellectuelle française, cette matrice républicaine et bourgeoise qui menait tout droit de l’instituteur au “grand écrivain”, ont complètement bouleversé le modèle. Ou plutôt, il n’y a plus de modèle. Chaque intellectuel tend à être à soi seul son début et sa fin. Il y avait autrefois des lieux de culte, une langue et des services de culte. Aucune université, aucune chapelle, aucune académie n’oserait prétendre aujourd’hui à ce rôle. [1]
À suivre le raisonnement, c’est un véritable prodige que l’émergence d’un intellectuel. Car l’analyse repose ici sur un oubli complet de l’œuvre telle qu’elle fonde le sens et l’appréciation des interventions publiques qui s’ensuivent. En cela, il n’y a jamais eu de modèle. S’il faut postuler un héroïsme de la pensée, celui-ci forme un hapax historique. L’intellectuel est sui-référentiel comme ses textes. Chez Hugo, l’expérience de l’exil précède Châtiments et La Légende des siècles mais poétique et politique interagissent déjà dans les premiers recueils. De même, la bataille de l’Affaire Dreyfus ne se comprend pas pour Zola sans le cycle des Rougon-Macquart. De Camus à Malraux, les écrivains et intellectuels ont inventé leur figure en discordance manifeste avec l’époque, instaurant l’acte de refus, d’insoumission ou d’opposition au rang d’éthique. Cette sui-référentialité constitutive du rôle critique dans la cité rend inadéquate et sans pertinence l’idée de début et de fin. Seul importe justement ce « recommencement radical de la pensée » auquel l’éditorialiste ne croit plus et qui a pourtant seul pouvoir de réinventer le rapport de la pensée à la société.
Quoiqu’il ne décrète nullement la fin des intellectuels mais considère plutôt les mutations de cette étrange espèce, Gauchet partage les mêmes observations désabusées. Il tente de déplacer dans la sphère des idées l’exégèse romantique de Bénichou. Ceux qui dirigent la critique et arbitrent le débat se pensent investis d’une mission spirituelle, vestige de religiosité dans un monde en déréliction : « mages, prophètes ou devins d’une révélation » (R, 34). L’énergie irrationnelle du moi s’allie ici avec la rationalité anonyme de la loi. D’évidence, l’attribut de l’artiste et de l’écrivain vient compenser le désenchantement du monde. À « l’épuisement du règne de l’invisible » (DM, II) répond « le pouvoir transcendant du signe esthétique » (R, 35). Mais la catégorie de signe est-elle opératoire, en termes de perception littéraire, plastique ou musicale ? Son emploi paraît banalisé, dépourvu de fonction conceptuelle. Transféré au sensible, le signe ne saurait plus assumer le rôle d’unité en art comme c’est le cas au contraire dans la langue. Le signe esthétique est le substitut de la chose perdue. Il a d’abord pour vocation d’encoder la disparition du réel sous des formes ensuite offertes à la jouissance de la contemplation. À ce modèle en train lui-même de s’évanouir Gauchet donne comme homologue dans le débat le pouvoir transcendant de l’idée critique. Ainsi, « la radicalité intellectuelle authentique, celle qui consiste à prendre les problèmes à la racine, celle de la critique kantienne » (C, 347) s’oppose à la radicalité révolutionnaire. Mais ce transcendantalisme qui la supplante inclut une forme de piété : le retour au fondement n’a de nécessité que parce qu’il n’a plus (de) lieu. Il remplace la masse sacrée comme l’esthétique et ses signes en art. Ce néokantisme se distingue de deux aspects de la critique, l’un qui s’emploie dans la démagogie et la confusion à la dénonciation, l’autre qui se réfère dans l’exhibition de soi à la posture. Dans les deux cas, Gauchet repère et stigmatise « la langue nouvelle de la critique » (D, 317) ou « la contestation nouvelle manière » (322).

[1] Le Débat, n° 1, art. cit., p. 5.