Qu’on ait affaire à l’art ou à la pensée, le ressort
essentiel pour Gauchet est « la puissance de dévoilement » (R, 34) qu’on leur prête. Dans le cas précis des formes littéraires, cette
puissance revient à « produire un effet de vérité au sein de l’espace
public, y compris et surtout par le moyen de la fiction » (C, 353). Certes, il s’agit bien d’effet de vérité et non de
la vérité elle-même comme Barthes parlait d’effet de réel. Mais précisément, cet effet de vérité
induit une instrumentalisation rhétorique : le langage est au service du
contenu visé. Le fond et la forme, schéma apparemment inusable. Selon de tels
présupposés, La Princesse de Clèves ou
Illusions perdues répondraient
ensemble à cette définition et à ce processus. Mais comment ces deux romans
produisent-ils l’effet en question ? Enfin, Les Contemplations ou Fureur
et Mystère constituent-ils des fictions ? De même que l’idée de
représentation conduit devant la peinture à une aporie, l’effet de vérité et la
fiction sous-tendent un raisonnement par défaut sur la littérature puisque
cette corrélation ne saurait rendre compte de tous les genres d’œuvres
existants. Dans le cas différent des créations d’idées, le débat et son doublet
nécessaire la critique représentent les deux médiations fondamentales de
l’accès à l’universel. Le débat ne se comprend pas sans la nature
transcendantale de la vérité qui y suscite les antagonismes et les divisions.
Gauchet parle à ce propos d’une « fracture de la vérité » (D, 192) ou encore d’une « vérité qui ne s’offre que dans le partage
et le déchirement » (193). Elle est ce qui unit et divise simultanément le
collectif et circonscrit pour cette raison même un espace commun. Ainsi le débat
est-il comparable à « la compétition civique » (id.) glosée dans les termes issus d’une sociologie de l’interaction :
« coexistence conflictuelle » (192) ou « face-à-face des
acteurs » (193). Au lieu d’un dialogue conçu dans sa discursivité, une
économie de la violence réglée. Cette économie serait le propre de la
démocratie. Loin de réaliser un idéal d’harmonie, elle se nourrit des
« formes de la contradiction » (186). La politique du débat ne se
réfère pas uniquement à un modèle de gouvernement, elle s’appuie plus largement
sur l’idée de pouvoir comme norme et arbitre. D’où le parallèle constant et
implicite avec l’État qui n’est pas seulement le garant d’une souveraineté
partagée mais l’avènement d’un « entre soi » (DM,
291), une cohésion des sujets dont il régule les différends. Dans une optique
hobbesienne, Gauchet relativise la place de la violence et les effets
pragmatiques, juridiques et éthiques de sa confiscation au point de considérer
la force de l’impersonnalité étatique comme source possible de
« bienveillance » et de « douceur » (289). Cette position
que relaie une discrète parenthèse très distante vis-à-vis de la problématique
marxiste, « (pourquoi la puissance serait-elle nécessairement brutale
?) » (D, 21) vise une relégitimation
de l’autorité.
Au plan intellectuel, cette réhabilitation
concorde avec le constat d’un épuisement de la figure du maître qui, de Sartre
à Foucault, s’est illustrée dans la « radicalité critique » (200),
oscillant de la prophétie à la subversion. Cette manière de valoriser
l’autorité se concilie un imaginaire de l’aura, par exemple « la figure
héroïque du grand écrivain » (165) sans que l’épithète stéréotypée (grand) qui concentre la question de la valeur
(la qualité artistique de l’œuvre) soit définie. Idée commune ou empruntée, le
terme apparaissait déjà sous la plume de Nora dans son article inaugural. Avec
la distance des guillemets, il illustrait encore une perte vertigineuse du
sacré :
L’intellectuel gestionnaire de la Tradition,
c’est fini. Nul n’oserait nous déranger à moins de nous promettre un
recommencement radical de la pensée. Le rôle civique de l’intellectuel est
terminé, son rôle social apparaît à nu. L’oblitération de Rome et d’Athènes
comme parangons de la civilisation, la fin des humanités comme rectrices de
l’Education nationale et, plus profondément encore, la disparition de l’idéal
rhétorique comme épine dorsale de la tradition intellectuelle française, cette
matrice républicaine et bourgeoise qui menait tout droit de l’instituteur au “grand
écrivain”, ont complètement bouleversé le modèle. Ou plutôt, il n’y a plus de
modèle. Chaque intellectuel tend à être à soi seul son début et sa fin. Il y
avait autrefois des lieux de culte, une langue et des services de culte. Aucune
université, aucune chapelle, aucune académie n’oserait prétendre aujourd’hui à
ce rôle. [1]
À suivre le raisonnement, c’est un véritable
prodige que l’émergence d’un intellectuel. Car l’analyse repose ici sur un
oubli complet de l’œuvre telle qu’elle fonde le sens et l’appréciation des
interventions publiques qui s’ensuivent. En cela, il n’y a jamais eu de modèle.
S’il faut postuler un héroïsme de la pensée, celui-ci forme un hapax
historique. L’intellectuel est sui-référentiel comme ses textes. Chez Hugo,
l’expérience de l’exil précède Châtiments
et La Légende des siècles mais
poétique et politique interagissent déjà dans les premiers recueils. De même,
la bataille de l’Affaire Dreyfus ne se comprend pas pour Zola sans le cycle des
Rougon-Macquart. De Camus à Malraux,
les écrivains et intellectuels ont inventé leur figure en discordance manifeste
avec l’époque, instaurant l’acte de refus, d’insoumission ou d’opposition au
rang d’éthique. Cette sui-référentialité constitutive du rôle critique dans la
cité rend inadéquate et sans pertinence l’idée de début et de fin. Seul importe
justement ce « recommencement radical de la pensée » auquel
l’éditorialiste ne croit plus et qui a pourtant seul pouvoir de réinventer le
rapport de la pensée à la société.
Quoiqu’il ne décrète nullement la fin des
intellectuels mais considère plutôt les mutations de cette étrange espèce,
Gauchet partage les mêmes observations désabusées. Il tente de déplacer dans la
sphère des idées l’exégèse romantique de Bénichou. Ceux qui dirigent la
critique et arbitrent le débat se pensent investis d’une mission spirituelle,
vestige de religiosité dans un monde en déréliction : « mages, prophètes ou
devins d’une révélation » (R, 34). L’énergie irrationnelle du moi s’allie
ici avec la rationalité anonyme de la loi. D’évidence, l’attribut de l’artiste
et de l’écrivain vient compenser le désenchantement du monde. À
« l’épuisement du règne de l’invisible » (DM, II) répond « le pouvoir transcendant du signe esthétique » (R, 35). Mais la catégorie de signe
est-elle opératoire, en termes de perception littéraire, plastique ou musicale ?
Son emploi paraît banalisé, dépourvu de fonction conceptuelle. Transféré au
sensible, le signe ne saurait plus assumer le rôle d’unité en art comme c’est
le cas au contraire dans la langue. Le signe esthétique est le substitut de la
chose perdue. Il a d’abord pour vocation d’encoder la disparition du réel sous
des formes ensuite offertes à la jouissance de la contemplation. À ce modèle en
train lui-même de s’évanouir Gauchet donne comme homologue dans le débat le
pouvoir transcendant de l’idée critique. Ainsi, « la radicalité
intellectuelle authentique, celle qui consiste à prendre les problèmes à la
racine, celle de la critique kantienne » (C, 347) s’oppose à
la radicalité révolutionnaire. Mais ce transcendantalisme qui la supplante
inclut une forme de piété : le retour au fondement n’a de nécessité que parce
qu’il n’a plus (de) lieu. Il remplace la masse sacrée comme l’esthétique et ses
signes en art. Ce néokantisme se distingue de deux aspects de la critique, l’un
qui s’emploie dans la démagogie et la confusion à la dénonciation, l’autre qui se réfère dans l’exhibition de soi à la posture. Dans les deux cas, Gauchet repère et stigmatise « la langue
nouvelle de la critique » (D, 317) ou « la contestation nouvelle
manière » (322).
[1] Le Débat, n° 1, art. cit.,
p. 5.