Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 16 avril 2017

POSTURES OPPOSITIONNELLES (XVIII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Dénonciation et posture semblent à Gauchet l’expression directe des tenants de l’anticapitalisme d’hier qui trouvent de la sorte à se ressourcer dans la lutte contre les agressions néo-libérales et dans l’altermondialisme. D’une part, elles présupposent une conversion des acteurs aux normes démocratiques ; d’autre part, elles affichent une démarche essentiellement principielle. Il ne s’agit plus de « s’emparer du réel » mais de « brandir les tables de la loi » (D, 324) : cette « radicalité requinquée » (325) se révèle d’essence contradictoire puisque la critique de la démocratie se produit au nom des fondements de la démocratie. La haine du libéralisme économique et politique aurait pour implicite l’inavouable consentement aux valeurs libérales elles-mêmes. En cela, la critique se montre à la fois ambiguë et circulaire, elle se traduit par une « négativité sans altérité ni projet » (322). Infécond et vain, parce qu’incapable d’enfanter l’alternative, d’esquisser une interprétation d’ensemble de la collectivité ou de jeter les bases d’une organisation économique inédite, cet autre genre « n’a pas même d’utopie à suggérer » (321). Aussi se dilue-t-il rapidement en une rhétorique de l’anathème et de la vitupération : la « dénonciation spectaculaire » et « l’indignation radicale » (314) génèrent non le changement mais le consensus et le maintien de l’ordre. Gauchet ne semble pas voir qu’il pratique exactement ce qu’il vilipende lorsque, accusant par exemple les impasses de l’écologie contemporaine, il s’en remet à bout de sarcasmes au style littéraire : « Quel Céline nous campera avec le noir comique qu’il y faut la silhouette de ces bienfaiteurs de l’humanité ? » (201). Non seulement la critique s’efface derrière la dénonciation chez Céline mais elle s’achève politiquement en délation. Le noir comique, c’est l’irresponsabilité en forme de rire. Sans doute toute critique qui « est là pour parler et non pour agir » (324) procède-t-elle à son tour d’une autre forme d’inconséquence et d’inefficacité. Du moins est-elle révélatrice de la « plasticité d’une société », capable d’admettre la critique, pratiquant aussitôt son « intégration » ou son « institutionnalisation » (319). Autant dire que cette « perméabilité » (id.), loin d’être le gage attendu d’une plus grande élucidation de la société par elle-même, entrave l’effort de compréhension et la construction de savoirs nouveaux. L’idée de « posture oppositionnelle » (361) le montre bien qui, pour toute pensée des rapports entre subjectivité et critique, associe la corporéité de la révolte à une forme de théâtralité. L’individu contestataire se tend son propre miroir, sa critique pose mais ne propose pas, elle se résume en philautisme. Le texte évoque à ce titre « un académisme de la subversion » ou un « activisme factice » (313). À cet esthétisme correspond un moralisme, les « radicalités nouvelles » (318) ressortissent à l’exposé d’intention, le « genre de l’intervention publique » (315) aux déclarations de conscience. L’attaque ne concerne pas uniquement les mutations du gauchisme dans la bataille des droits de l’homme, elle s’en prend notamment à l’enquête de Pierre Bourdieu, La Misère du monde (1993). L’auteur assimile ce type d’engagement à une philanthropie médiatique. La sociologie serait ainsi capable de se vulgariser pour rendre compte « du point de vue de la victime » (316). Ce qui revient à simplifier l’acte scientifique et le travail de terrain en pathos. C’est que sous « le réemploi calculé du mot même de “misère” » (317) se dévoilent tous les « ressorts compassionnels » (318) du livre : la science de la société entrerait au service d’une subtile démagogie, elle aurait même le pouvoir de manipuler. Pourtant, à l’issue de ce collectif, Bourdieu avait pris soin de justifier épistémologiquement la question du point de vue, ne serait-ce qu’à travers la synthèse de clôture : « Comprendre ». En fait, aucune discussion réelle n’émerge chez Gauchet quant aux concepts déployés par l’enquête. Le ton est à l’ironie et au mépris. Là encore, comme pour les événements de 1995, l’ironie est le substitut d’une éthique véritable du débat. Jamais rien sur champ, capital, distinction ou habitus par exemple sauf le parallèle polémique entre « l’inhumanité des logiques néolibérales » (317) que Bourdieu met au ban et son « anti-humanisme théorique » d’origine, suivant en cela l’interprétation qu’en donnaient Luc Ferry et Alain Renaut dans La Pensée 68. Une opposition s’installe entre Bourdieu savant et Bourdieu politique, l’œuvre et la vie, la recherche objective et la quête d’audience. C’est d’ailleurs là l’unique occurrence d’argument (sous autorité) pour un texte qui s’efforce par ailleurs de mettre en lumière « la place de ladite critique dans nos sociétés » (D, 315).