Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 16 avril 2017

MÉTASOCIÉTÉ (XIX. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Entre moralisme et esthétisme, la typologie des traits négatifs que dresse Gauchet exclut l’hypothèse d’une critique qui découvrirait sa propre éthique, une critique qui formulerait les exigences d’une utopie, – l’hypothèse d’une utopie et d’une éthique qui n’existeraient pas sans critique. À vrai dire, celle qu’envisage Gauchet comme retour au fondement ou « élucidation des choses à la racine » (D, 325) ne se transpose pas forcément dans les termes d’une opposition au monde. Elle pourrait même partager les présupposés d’un ordre collectif qui finirait par se l’assimiler. Ce qui revient à dire que sous sa radicalité supposée cette critique se veut essentiellement correctrice et réformatrice mais n’engage pas de transformation globale de la sphère anthropologique. Elle désigne assurément ce qui est, en produit l’explication, mais n’assigne à ce travail d’élucidation des choses aucun devoir-être. Gauchet qui condamne chez ses adversaires le manque d’alternative et l’absence d’utopie en est-il pour autant pourvu ? Sa critique a moins affaire à l’inconnu d’elle-même qu’à la réminiscence de normes socio-historiques. Aussi, face au « phénomène catastrophique » de « dépérissement » (C, 162) qui la guette, on peut se demander si la modération qu’elle revendique n’en précipiterait pas finalement la négation.
En prise avec une intelligibilité du réel, la critique est aussi « l’activité de jugement et de tri » (id.) des pensées qui se proposent comme rationalisation d’ensemble de l’humain. À ce titre, la critique ne se sépare d’enjeux collectifs. Là encore, l’allusion la plus significative serait « la critique des livres » telle qu’elle engage « le modèle du public » (D, 248). Il s’agit bien d’une opération qui consiste à situer et apprécier mais la méthode invoquée ajoute à la conscience épistémologique de l’acte, la « relativisation radicale de sa propre place », la fable d’une omniscience ou d’une neutralité, « se situer au point de vue du lecteur idéal » (249) : archi-sujet qui est aussitôt un sujet non-sujet. En vérité, ce lecteur ouvre au règne sans partage d’une « objectivation » par laquelle advient « la chose publique comme espace cognitif » (id.). La transcendance de l’objectivité met fin à la relation empirique de l’intersubjectivité propre à la lecture. Elle trouve un relais dans la dialectique citoyenne du particulier et du général. Ainsi le débat et la critique sont-ils les responsables directs de la norme collective. À travers eux, l’important est que la société se révèle à elle-même, soit portée à un état de réflexivité. En fait, une même fonction réunit la littérature, l’art, les sciences humaines et la philosophie au nom du « travail de la société sur elle-même » (C, 40). Dans le cadre métaphysique qui est le sien, et par l’attention qu’il accorde à l’ensemble de ses expressions, Gauchet voit dans cette énumération les divers moyens d’un « accès de la collectivité à la vérité de son fonctionnement » (352). Le cinéma de Jean-Luc Godard et la Nouvelle Vague lui semblent particulièrement emblématiques de ce rapport. Mais comment se construit ce rapport ? La notion de vérité si elle regarde avec celle de fonctionnement vers une essence n’est peut-être qu’une stratégie d’évitement, un autre mot pour le reflet. Enfin, si l’auteur observe qu’un film et un roman font mieux sur ce plan qu’un traité de sociologie, il n’avance aucune raison et dans cette polarisation vers l’enjeu collectif neutralise le problème de la spécificité artistique. C’est que non seulement la société se montre logiquement première mais les sciences, la littérature et l’art n’ont de puissance de révélation qu’en fonction de cet idéal critique de métasociété. Or il n’y a pas de société qui parvienne à sa propre connaissance. Si l’on préfère, à la différence du langage qui, lui, a effectivement le pouvoir de s’objectiver et comporte le métalangage pour en faire la condition de sa connaissance, l’idée de métasociété est une vue de l’esprit. Ce qui est commun à la pensée, à la littérature, à l’art, c’est précisément ce qui, de l’avis de l’auteur lui-même, « résiste le plus à l’analyse » (44) : le nœud complexe du langage qui permet de catégoriser et de sémantiser l’ensemble des activités symboliques de l’homme, et particulièrement le fonctionnement social.
Sans doute Gauchet lui reconnaît-il les propriétés d’« instrument et condition de la connaissance » (219) et module grâce à ce postulat la réduction phénoménologique : « Il n’y a pas de connaissance directe. Même lorsque nous partons à la recherche des “choses mêmes”, ce ne sont pas les choses qui s’expriment, mais nous. L’être ne parle pas par notre bouche » (56). Mais aucune proposition n’émerge pour conjuguer une théorie de la connaissance et une théorie du langage qui iraient vers une plus grande élucidation de la société, c'est-à-dire une authentique radicalité critique. À terme, la notion de débat dans ses implications politiques s’en trouve affectée puisque la critique pour être a toujours besoin d’une autorité extérieure et présupposée qui la fonde et la légitime. S’il est vrai que la capacité heuristique de toute conceptualisation dépend de la manière dont « mes questions » (13) deviennent « une matière partagée » (14), le langage n’est cependant pour rien dans cette généralisation. Aucune intersubjectivité qui se concevrait ici comme trans-subjectivité. Le débat ne se donne pas comme singulier collectif. Il aspire à dépasser l’individuel au profit de l’universel. Aussi, la façon dont une société et une histoire signifient, dont leur observation fait sens spécialement dans l’analyse ressortit finalement à la seule herméneutique. Il s’agit bien de « déchiffrer et comprendre » (D, I). Telle qu’elle ouvre des questions d’avenir et les livre simultanément à l’actualité publique, la critique se définit toujours comme un « exercice de déchiffrement du présent » (XXIX).