Entre moralisme et esthétisme, la typologie
des traits négatifs que dresse Gauchet exclut l’hypothèse d’une critique qui
découvrirait sa propre éthique, une critique qui formulerait les exigences
d’une utopie, – l’hypothèse d’une utopie et d’une éthique qui n’existeraient
pas sans critique. À vrai dire, celle qu’envisage Gauchet comme retour au
fondement ou « élucidation des choses à la racine » (D, 325) ne se transpose pas forcément dans les termes d’une opposition au
monde. Elle pourrait même partager les présupposés d’un ordre collectif qui
finirait par se l’assimiler. Ce qui revient à dire que sous sa radicalité
supposée cette critique se veut essentiellement correctrice et réformatrice
mais n’engage pas de transformation globale de la sphère anthropologique. Elle
désigne assurément ce qui est, en produit l’explication, mais n’assigne à ce
travail d’élucidation des choses aucun devoir-être. Gauchet qui condamne chez
ses adversaires le manque d’alternative et l’absence d’utopie en est-il pour
autant pourvu ? Sa critique a moins affaire à l’inconnu d’elle-même qu’à
la réminiscence de normes socio-historiques. Aussi, face au « phénomène
catastrophique » de « dépérissement » (C, 162) qui la guette, on peut se demander si la modération qu’elle
revendique n’en précipiterait pas finalement la négation.
En prise avec une intelligibilité du réel, la
critique est aussi « l’activité de jugement et de tri » (id.) des pensées qui se proposent comme rationalisation d’ensemble de l’humain.
À ce titre, la critique ne se sépare d’enjeux collectifs. Là encore, l’allusion
la plus significative serait « la critique des livres » telle qu’elle
engage « le modèle du public » (D, 248). Il s’agit
bien d’une opération qui consiste à situer et apprécier mais la méthode
invoquée ajoute à la conscience épistémologique de l’acte, la
« relativisation radicale de sa propre place », la fable d’une
omniscience ou d’une neutralité, « se situer au point de vue du lecteur
idéal » (249) : archi-sujet qui est aussitôt un sujet non-sujet. En
vérité, ce lecteur ouvre au règne sans partage d’une
« objectivation » par laquelle advient « la chose publique comme
espace cognitif » (id.). La transcendance de l’objectivité met fin
à la relation empirique de l’intersubjectivité propre à la lecture. Elle trouve
un relais dans la dialectique citoyenne du particulier et du général. Ainsi le
débat et la critique sont-ils les responsables directs de la norme collective.
À travers eux, l’important est que la société se révèle à elle-même, soit
portée à un état de réflexivité. En fait, une même fonction réunit la
littérature, l’art, les sciences humaines et la philosophie au nom du
« travail de la société sur elle-même » (C, 40). Dans le cadre métaphysique qui est le sien, et par l’attention
qu’il accorde à l’ensemble de ses expressions, Gauchet voit dans cette
énumération les divers moyens d’un « accès de la collectivité à la vérité
de son fonctionnement » (352). Le cinéma de Jean-Luc Godard et la Nouvelle
Vague lui semblent particulièrement emblématiques de ce rapport. Mais comment
se construit ce rapport ? La notion de vérité si elle regarde avec celle de fonctionnement vers une essence n’est peut-être qu’une
stratégie d’évitement, un autre mot pour le reflet. Enfin, si
l’auteur observe qu’un film et un roman font mieux sur ce plan qu’un traité de
sociologie, il n’avance aucune raison et dans cette polarisation vers l’enjeu
collectif neutralise le problème de la spécificité artistique. C’est que non
seulement la société se montre logiquement première mais les sciences, la
littérature et l’art n’ont de puissance de révélation qu’en fonction de cet
idéal critique de métasociété. Or il n’y a pas de société qui parvienne à
sa propre connaissance. Si l’on préfère, à la différence du langage qui, lui, a
effectivement le pouvoir de s’objectiver et comporte le métalangage pour en
faire la condition de sa connaissance, l’idée de métasociété est une vue de
l’esprit. Ce qui est commun à la pensée, à la littérature, à l’art, c’est
précisément ce qui, de l’avis de l’auteur lui-même, « résiste le plus à
l’analyse » (44) : le nœud complexe du langage qui permet de catégoriser
et de sémantiser l’ensemble des activités symboliques de l’homme, et
particulièrement le fonctionnement social.
Sans doute Gauchet lui reconnaît-il les
propriétés d’« instrument et condition de la connaissance » (219) et
module grâce à ce postulat la réduction phénoménologique : « Il n’y a pas
de connaissance directe. Même lorsque nous partons à la recherche des “choses
mêmes”, ce ne sont pas les choses qui s’expriment, mais nous. L’être ne parle
pas par notre bouche » (56). Mais aucune proposition n’émerge pour
conjuguer une théorie de la connaissance et une théorie du langage qui iraient
vers une plus grande élucidation de la société, c'est-à-dire une authentique
radicalité critique. À terme, la notion de débat dans ses implications
politiques s’en trouve affectée puisque la critique pour être a toujours besoin
d’une autorité extérieure et présupposée qui la fonde et la légitime. S’il est
vrai que la capacité heuristique de toute conceptualisation dépend de la
manière dont « mes questions » (13) deviennent « une
matière partagée » (14), le langage n’est cependant pour rien dans cette
généralisation. Aucune intersubjectivité qui se concevrait ici comme
trans-subjectivité. Le débat ne se donne pas comme singulier collectif. Il
aspire à dépasser l’individuel au profit de l’universel. Aussi, la façon dont une
société et une histoire signifient, dont leur observation fait sens
spécialement dans l’analyse ressortit finalement à la seule herméneutique. Il s’agit bien de « déchiffrer et comprendre » (D, I). Telle qu’elle ouvre des questions d’avenir et les livre
simultanément à l’actualité publique, la critique se définit toujours comme un
« exercice de déchiffrement du présent » (XXIX).