Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 16 avril 2017

LA SOCIÉTÉ DE L’HISTOIRE (XXI. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Face au « dehors comme source » et à « l’immuable comme règle » (DM, 20), la société de l’histoire est inversement orientée vers le futur. À la permanence s’opposent désormais le mouvement et le changement. Au lieu d’être préalablement fixée en son essence, l’unité collective reste ouverte et inaccomplie. Elle a gagné la « puissance de se faire » (D, 93), et, plutôt que d’en être dépossédée, crée cette fois un rapport au temps qui lui est propre. Directement thématisé, celui-ci devient aussi rationnel :
Le passage du monde de l’hétéronomie au monde de l’autonomie tourne autour de l’avènement de la conscience historique, c'est-à-dire la conscience du caractère producteur du devenir. (id.)
Le thème du progrès dont Gauchet situe l’émergence autour de 1750 n’est qu’une forme parmi d’autres, et « une première étape » (id.), de cette rationalisation. Quoi qu’il en soit, il devient ainsi manifeste que la condition historique consacre une maîtrise de la collectivité sur elle-même en ce qu’il n’y aurait plus d’événement, d’acte ou de fait dont le sens échapperait aux sujets qui ne tomberait aussitôt sous le coup d’une causalité humaine et d’une « explication immanente » (97). À travers cette décisive « réorientation futuriste » (95), le temps qui se définit dorénavant comme l’œuvre des sociétés se transforme en une force infinie d’engendrement. Sans doute les liens qui unissent des notions aussi différentes qu’avenir, futur, destin ou devenir mériteraient ici d’être clarifiés, l’auteur ayant tendance à les tenir pour synonymes d’une même expérience collective. Là où le futur constitue une catégorie formelle du temps, l’avenir en donne une représentation. Le destin dont le terme nous est le plus souvent inconnu est nécessairement limité et fermé sur lui-même tandis que le devenir conserve au contraire son statut de processus. Sous cette terminologie indifférenciée se joue cependant un rapport nouveau au temps qu’investissent les croyances et les imaginaires. C’est notamment le rôle dévolu à l’idéologie selon Gauchet qui l’entend comme ce « discours de la société sur elle-même chargé tout à la fois d’expliquer son histoire, de justifier les choix appelés par son travail politique sur elle-même et de fournir une définition de l’avenir » (96). Mais l’idéologie se distingue mal ici de la doctrine comme système explicatif et dogmatique [1]. En particulier, cette caractérisation générale ne se prononce pas justement sur sa discursivité et sur la dimension d’impensé qui en fait l’intérêt et la valeur quand il faut rendre compte au cœur des pratiques sociales de stratégies, de noyaux de conflictualité, d’effets de domination qui traversent ou habitent tout procès de subjectivation. L’auteur en retient plutôt un double aspect. La tendance rationnelle où l’idéologie se propose comme « théorie de la société » et « explication du mouvement du devenir qui l’engendre » (97) ; l’invocation d’une croyance où l’idéologie s’efforce de produire un savoir et une « image de l’avenir » (id.). C’est à ce niveau qu’elle relaie la religion et s’y substitue, que le religieux se transmue et prend forme en pleine historicité. De nouveau, les conséquences s’appliquent spécifiquement au présent comme segment écartelé et contredit par « cette idée du passé et cette image de l’avenir » (id.) dans l’idéologie, qu’elle soit libérale, révolutionnaire ou conservatrice. Là se jouent des « options politiques à court, moyen et long terme (programme, projet, prophétie) » et tout « débat sur le changement possible et sur le changement souhaitable » (id.) de la société. Mais il est clair que le rapport de l’historicité au présent serait entièrement à réviser avec l’émergence de « l’idéologie unique » (353) et de « l’idéologie consensuelle » (361) aisément perceptible dans la période immédiatement contemporaine. Car c’est alors paradoxalement « le sens du mouvement » pourtant inauguré par la société de l’histoire « qui nous manque le plus » (348). Confrontés à « ce futur béant vers lequel nous tendons de toute façon » (id.), le présent lui-même se neutralise et s’indétermine.

[1] Élément révélateur, dans « Croyances religieuses, croyances politiques », après avoir évoqué ce qui oppose conservatisme, libéralisme et socialisme, Marcel Gauchet conclut : « Le contenu des doctrines n’a cessé d’évoluer et de s’adapter depuis leur prime formulation, mais les lignes de clivages entre les options sont restées remarquablement stables » (99).