Face au « dehors comme source » et
à « l’immuable comme règle » (DM, 20), la société
de l’histoire est inversement orientée vers le futur. À la permanence
s’opposent désormais le mouvement et le changement. Au lieu d’être
préalablement fixée en son essence, l’unité collective reste ouverte et
inaccomplie. Elle a gagné la « puissance de se faire » (D, 93), et, plutôt que d’en être dépossédée, crée cette fois un rapport
au temps qui lui est propre. Directement thématisé, celui-ci devient aussi
rationnel :
Le passage du monde de l’hétéronomie au monde
de l’autonomie tourne autour de l’avènement de la conscience historique,
c'est-à-dire la conscience du caractère producteur du devenir. (id.)
Le thème du progrès dont Gauchet situe
l’émergence autour de 1750 n’est qu’une forme parmi d’autres, et « une
première étape » (id.), de cette rationalisation. Quoi qu’il en
soit, il devient ainsi manifeste que la condition historique consacre une
maîtrise de la collectivité sur elle-même en ce qu’il n’y aurait plus
d’événement, d’acte ou de fait dont le sens échapperait aux sujets qui ne
tomberait aussitôt sous le coup d’une causalité humaine et d’une
« explication immanente » (97). À travers cette décisive
« réorientation futuriste » (95), le temps qui se définit dorénavant
comme l’œuvre des sociétés se transforme en une force infinie d’engendrement.
Sans doute les liens qui unissent des notions aussi différentes qu’avenir, futur, destin ou devenir mériteraient ici d’être clarifiés, l’auteur
ayant tendance à les tenir pour synonymes d’une même expérience collective. Là
où le futur constitue une catégorie formelle du temps, l’avenir en donne une
représentation. Le destin dont le terme nous est le plus souvent inconnu est
nécessairement limité et fermé sur lui-même tandis que le devenir conserve au
contraire son statut de processus. Sous cette terminologie indifférenciée se
joue cependant un rapport nouveau au temps qu’investissent les croyances et les
imaginaires. C’est notamment le rôle dévolu à l’idéologie selon Gauchet qui
l’entend comme ce « discours de la société sur elle-même chargé tout à la
fois d’expliquer son histoire, de justifier les choix appelés par son travail
politique sur elle-même et de fournir une définition de l’avenir » (96).
Mais l’idéologie se distingue mal ici de la doctrine comme système explicatif
et dogmatique [1]. En particulier, cette caractérisation générale ne se
prononce pas justement sur sa discursivité et sur la dimension d’impensé qui en fait l’intérêt et la valeur quand il faut rendre compte au cœur
des pratiques sociales de stratégies, de noyaux de conflictualité, d’effets de
domination qui traversent ou habitent tout procès de subjectivation. L’auteur
en retient plutôt un double aspect. La tendance rationnelle où l’idéologie se
propose comme « théorie de la société » et « explication du
mouvement du devenir qui l’engendre » (97) ; l’invocation d’une
croyance où l’idéologie s’efforce de produire un savoir et une « image de
l’avenir » (id.). C’est à ce niveau qu’elle relaie la
religion et s’y substitue, que le religieux se transmue et prend forme en
pleine historicité. De nouveau, les conséquences s’appliquent spécifiquement au
présent comme segment écartelé et contredit par « cette idée du passé et
cette image de l’avenir » (id.) dans l’idéologie, qu’elle soit libérale,
révolutionnaire ou conservatrice. Là se jouent des « options politiques à
court, moyen et long terme (programme, projet, prophétie) » et tout
« débat sur le changement possible et sur le changement souhaitable »
(id.) de la société. Mais il est clair que le
rapport de l’historicité au présent serait entièrement à réviser avec
l’émergence de « l’idéologie unique » (353) et de « l’idéologie
consensuelle » (361) aisément perceptible dans la période immédiatement
contemporaine. Car c’est alors paradoxalement « le sens du
mouvement » pourtant inauguré par la société de l’histoire « qui nous
manque le plus » (348). Confrontés à « ce futur béant vers lequel
nous tendons de toute façon » (id.), le présent
lui-même se neutralise et s’indétermine.
[1] Élément révélateur, dans « Croyances
religieuses, croyances politiques », après avoir évoqué ce qui oppose
conservatisme, libéralisme et socialisme, Marcel Gauchet conclut :
« Le contenu des doctrines n’a cessé d’évoluer et de s’adapter depuis leur
prime formulation, mais les lignes de clivages entre les options sont restées
remarquablement stables » (99).