Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 16 avril 2017

UNE CHRONOLOGIE RÉACTIONNAIRE ? (XXIII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Centrée sur le clair-obscur d’un présent en passe de toujours se déliter, la chronologie de Gauchet porte en elle une vision profondément réactionnaire. Elle l’est en sa valeur de retour à un état premier, de nostalgie de la référence perdue. Dans cette configuration métaphysique du temps et de l’histoire, seule l’origine possède une puissance et une aura indéfectibles. Mais la parole et l’analyse du présent se placent toujours au-delà de cette origine pour la sacrifier : elles témoignent de son éviction et de sa dégradation. L’origine ne se livre qu’en se dérobant, elle incarne la figure d’une altérité maximale. D’où ce tragique paradoxe qui est l’aliment même de la pensée :
Si l’origine est proche, et familière, même, en un sens, puisque nous ne cessons d’en réitérer le legs et les leçons, elle est aussi d’autre part l’inaccessible par excellence – ce dont chaque reviviscence fait ressortir l’irrémédiable et dictatoriale absence. (D, 47)
S’il n’est anthropologiquement d’être et de sens qu’en vertu de cette perte d’être et de sens comme de sa persistance au présent, il n’est pas non plus d’historicité sans origine, c'est-à-dire d’historicité qui ne soit sans cesse hantée par sa propre négation. Cette spectralité d’un temps qui n’est pas encore le temps demeure fantasmatique ou spéculative. L’origine possède ainsi la magie de ce qui a eu lieu sans avoir de lieu, une transcendantalité inaliénable qui en fait l’événement de tous les événements dont, à sa suite, l’histoire ne produira que des reprises sans que pour cela le nouveau soit dépourvu de singularité. À ce titre, la scène primitive de l’histoire s’ancre dans l’absolu, elle ne souffre pas de deuxième représentation. Par exemple, c’est parce qu’elle ressuscite une « démarche fondationnelle » (383) que la démocratie contemporaine est justement en train de « se vider de sa substance » (I). Ainsi, l’obsession de l’origine n’a d’autre fonction que de rendre le présent à son sens, ou de lui trouver un sens.
Parce qu’elle doit compter sur l’origine, l’expérience de l’histoire reste captive d’une conception théologique, et particulièrement d’une conception chrétienne : le passage de la condition religieuse à la condition historique se solde sous l’ensemble de ses aspects par une deuxième chute de l’humanité – une chute dans le temps. L’herméneutique en dérive sa méthode. L’histoire est en effet reçue comme un nouveau et perpétuel scénario de la disparition :
Nous sommes inévitablement portés à privilégier les naissances dans le spectacle de l’histoire ; nous négligeons trop le poids de sens des disparitions. (R, 22-23)

Certes, l’auteur se défend de cette tentation en rappelant que « la fin d’une époque n’est pas la fin du monde » (D, 167) mais le contemporain avec lequel il espère coïncider détermine à rebours une chronologie de l’agonie : l’histoire au présent, l’histoire du présent se traduisent par une philosophie du terme. Les faits sociaux et les actes humains n’ont d’intérêt qu’à travers leur évanouissement en cours. D’où la « différence des durées et des rythmes » (44) qu’envisage Gauchet entre l’univers religieux et l’univers historique ; d’où cette opposition constante entre un temps massif et uniforme, d’un côté, un temps qui fait fi de nombreuses discontinuités historiques, de ruptures culturelles et parfois d’événements majeurs, et de l’autre « notre brève histoire » (38). Une première phase se déploie, en effet, « millénairement durant » (240) ou encore « pluriséculairement » (162) : une modalité presque incommensurable. À l’inverse, les XVIIIe, XIXe et XXe siècles signalent une fracture profonde du tempo historique. Loin des « cinq à six millénaires de “civilisation” où presque tout le sens de l’aventure humaine nous paraissait déposé, d’un âge de la religion pure » (37), trois cycles courts majeurs assez serrés se dégagent. Outre les années 1750-1850 marquées par les révolutions américaines et françaises, l’émergence des doctrines sociales et politiques qui guideront jusqu’à aujourd’hui notre interprétation du réel, Gauchet songe surtout aux années 1880-1914 : enracinement du libéralisme politique en Europe, laïcisation comme forme dramatisée de la sortie de la religion, découverte de l’inconscient, etc. À l’inverse, lorsque l’auteur tient compte comme point de référence des Trente Glorieuses (1945-1975), c’est pour rappeler la modernisation industrielle de la France, sa stabilisation institutionnelle (la Ve République), et le développement de l’État-providence. Mais son intérêt se porte pour l’essentiel sur la période suivante, les difficultés économiques ouvertes par le choc pétrolier, la crise des régimes démocratiques, les mutations de l’individualisme occidental… Dans ce cadre, nous assistons à une véritable accélération de l’histoire indéniablement induite par l’ère des révolutions en tous genres. Cette vitesse de l’expérience collective contraste d’autant avec le temps long qui caractérise la richesse et la diversité des siècles antérieurs mais son énergie se révèle proportionnellement déstructurante. Aussi un clivage se trouve-t-il régulièrement reporté sur chaque secteur de l’étude anthropologique. Par exemple, en matière d’éducation et concernant spécialement le regard porté sur l’enfant, sa représentation comme adulte en devenir a duré « durant un très long premier temps » (129) pour reculer ensuite. Parallèlement, l’auteur distingue deux grandes époques de l’école, l’une caractérisée par le rôle et le pouvoir prépondérants de l’institution sur les individus, l’autre qui naît au début du XXe siècle et recentre au contraire l’action pédagogique sur « l’expression et l’épanouissement des sujets singuliers » (116). Mais la description de « ce cycle idéologique et culturel » (113) ne prend toute sa signification qu’à travers son épuisement actuel. La deixis vient scander et redoubler de manière hyperbolique l’achèvement : « Nous sommes au bout de ce mouvement » pour considérer « une phase de recomposition » (117). Ce qui est proche de l’origine a nécessairement droit à une longue et légitime existence, ce qui est récent, mieux encore actuel, se voit nécessairement soumis à la contrainte de se reconfigurer de manière instable sans jamais pouvoir se fixer.