Centrée sur le clair-obscur d’un présent en
passe de toujours se déliter, la chronologie de Gauchet porte en elle une
vision profondément réactionnaire. Elle l’est en sa valeur de retour à un état
premier, de nostalgie de la référence perdue. Dans cette configuration
métaphysique du temps et de l’histoire, seule l’origine possède une puissance
et une aura indéfectibles. Mais la parole et l’analyse du présent se placent
toujours au-delà de cette origine pour la sacrifier : elles témoignent de
son éviction et de sa dégradation. L’origine ne se livre qu’en se dérobant,
elle incarne la figure d’une altérité maximale. D’où ce tragique paradoxe qui
est l’aliment même de la pensée :
Si l’origine est proche, et familière, même,
en un sens, puisque nous ne cessons d’en réitérer le legs et les leçons, elle
est aussi d’autre part l’inaccessible par excellence – ce dont chaque
reviviscence fait ressortir l’irrémédiable et dictatoriale absence. (D, 47)
S’il n’est anthropologiquement d’être et de
sens qu’en vertu de cette perte d’être et de sens comme de sa persistance au
présent, il n’est pas non plus d’historicité sans origine, c'est-à-dire
d’historicité qui ne soit sans cesse hantée par sa propre négation. Cette
spectralité d’un temps qui n’est pas encore le temps demeure fantasmatique ou
spéculative. L’origine possède ainsi la magie de ce qui a eu lieu sans avoir de
lieu, une transcendantalité inaliénable qui en fait l’événement de tous les
événements dont, à sa suite, l’histoire ne produira que des reprises sans que
pour cela le nouveau soit dépourvu de singularité. À ce titre, la scène
primitive de l’histoire s’ancre dans l’absolu, elle ne souffre pas de deuxième
représentation. Par exemple, c’est parce qu’elle ressuscite une « démarche
fondationnelle » (383) que la démocratie contemporaine est justement en
train de « se vider de sa substance » (I). Ainsi, l’obsession de
l’origine n’a d’autre fonction que de rendre le présent à son sens, ou de lui
trouver un sens.
Parce qu’elle doit compter sur l’origine,
l’expérience de l’histoire reste captive d’une conception théologique, et
particulièrement d’une conception chrétienne : le passage de la condition
religieuse à la condition historique se solde sous l’ensemble de ses aspects
par une deuxième chute de l’humanité – une chute dans le temps. L’herméneutique
en dérive sa méthode. L’histoire est en effet reçue comme un nouveau et
perpétuel scénario de la disparition :
Nous sommes inévitablement portés à
privilégier les naissances dans le spectacle de l’histoire ; nous négligeons
trop le poids de sens des disparitions. (R, 22-23)
Certes, l’auteur se défend de cette tentation
en rappelant que « la fin d’une époque n’est pas la fin du monde » (D, 167) mais le contemporain avec lequel il espère coïncider détermine à
rebours une chronologie de l’agonie : l’histoire au présent, l’histoire du
présent se traduisent par une philosophie du terme. Les faits sociaux et les
actes humains n’ont d’intérêt qu’à travers leur évanouissement en cours. D’où
la « différence des durées et des rythmes » (44) qu’envisage Gauchet
entre l’univers religieux et l’univers historique ; d’où cette opposition
constante entre un temps massif et uniforme, d’un côté, un temps qui fait fi de
nombreuses discontinuités historiques, de ruptures culturelles et parfois
d’événements majeurs, et de l’autre « notre brève histoire » (38).
Une première phase se déploie, en effet, « millénairement durant »
(240) ou encore « pluriséculairement » (162) : une modalité
presque incommensurable. À l’inverse, les XVIIIe, XIXe et
XXe siècles signalent une fracture profonde du tempo historique.
Loin des « cinq à six millénaires de “civilisation” où presque tout le
sens de l’aventure humaine nous paraissait déposé, d’un âge de la religion
pure » (37), trois cycles courts majeurs assez serrés se dégagent. Outre
les années 1750-1850 marquées par les révolutions américaines et françaises,
l’émergence des doctrines sociales et politiques qui guideront jusqu’à
aujourd’hui notre interprétation du réel, Gauchet songe surtout aux années
1880-1914 : enracinement du libéralisme politique en Europe, laïcisation
comme forme dramatisée de la sortie de la religion, découverte de
l’inconscient, etc. À l’inverse, lorsque l’auteur tient compte comme point de
référence des Trente Glorieuses (1945-1975), c’est pour rappeler la
modernisation industrielle de la France, sa stabilisation institutionnelle (la
Ve République), et le développement de l’État-providence. Mais son
intérêt se porte pour l’essentiel sur la période suivante, les difficultés
économiques ouvertes par le choc pétrolier, la crise des régimes démocratiques,
les mutations de l’individualisme occidental… Dans ce cadre, nous assistons à
une véritable accélération de l’histoire indéniablement induite par l’ère des
révolutions en tous genres. Cette vitesse de l’expérience collective contraste
d’autant avec le temps long qui caractérise la richesse et la diversité des
siècles antérieurs mais son énergie se révèle proportionnellement
déstructurante. Aussi un clivage se trouve-t-il régulièrement reporté sur
chaque secteur de l’étude anthropologique. Par exemple, en matière d’éducation
et concernant spécialement le regard porté sur l’enfant, sa représentation
comme adulte en devenir a duré « durant un très long premier temps »
(129) pour reculer ensuite. Parallèlement, l’auteur distingue deux grandes
époques de l’école, l’une caractérisée par le rôle et le pouvoir prépondérants
de l’institution sur les individus, l’autre qui naît au début du XXe
siècle et recentre au contraire l’action pédagogique sur « l’expression et
l’épanouissement des sujets singuliers » (116). Mais la description de
« ce cycle idéologique et culturel » (113) ne prend toute sa
signification qu’à travers son épuisement actuel. La deixis vient scander et
redoubler de manière hyperbolique l’achèvement : « Nous sommes au
bout de ce mouvement » pour considérer « une phase de
recomposition » (117). Ce qui est proche de l’origine a nécessairement
droit à une longue et légitime existence, ce qui est récent, mieux encore
actuel, se voit nécessairement soumis à la contrainte de se reconfigurer de
manière instable sans jamais pouvoir se fixer.