Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 8 avril 2017

FIGURES INTELLECTUELLES (XV. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Ainsi, Le Débat comme débat représenterait ce lieu de rencontre idéal entre le public et l’intellectuel, et c’est là une utopie que Gauchet formule en des termes impeccablement doxologiques : la paraphrase augmentée et personnalisée d’un discours officiel. Il suffit de comparer la présentation du premier numéro du périodique à l’argument publicitaire du quatrième de couverture qui l’accompagnait. La revue se définit par son combat contre le vide de l’actualité, « Le Débat, parce qu’en France il n’y en a pas », et en reconnaissance de « la mêlée confuse » qui est « la vérité de notre moment historique ». Parole située qui invoque une forme de moralisme. Loin des « terrorismes de tous bords », la revue célèbre les « esprits libres ». Elle inverse un mythe classique : « Le Débat se serait adressé autrefois à l’honnête homme, il s’adresse aujourd’hui à l’homme honnête ». Et les cinq points programmatiques qui ferment le péritexte éditorial du premier numéro s’apparentent bien à la déclaration d’un humanisme régénéré et modernisé : « l’actualité raisonnée et la culture réfléchie », « la confrontation sans complaisance ni surdité », « l’ouverture sur l’étranger », « les résultats et les idées à verser au fonds commun » contre l’autisme des spécialités, « l’effort pour déchiffrer le présent ». Cet humanisme exige de nouvelles références. Le numéro 4 du Débat consacre ainsi une enquête à la question « De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? » [1]. S’appliquant au « jeu sérieux » (3) du jugement et de l’analyse, le bureau de la revue prend acte d’un double changement, l’éclipse de l’intellectuel total, l’inflexion de l’intellectuel spécifique joignant « une élaboration du savoir » à « des effets variés d’interventions pratiques » (4). Confrontés à une nouvelle forme de cléricature, les auteurs de l’enquête confessent volontiers qu’« il aurait fallu, à coup sûr » sonder « parmi les plus jeunes et les plus inconnus » mais avancent une justification par « le bon sens » qui « commandait de [s’]adresser en priorité à ceux qui, récemment, s’étaient déjà manifestés de façon significative » (4-5). Autant reconnaître que la revue entrait en flagrante contradiction avec elle-même. Car qu’est-ce que le bon sens ? Qu’est-ce que se manifester de façon significative ? En l’absence de critères, l’enquête rabat l’inconnu sur du connu. Un manquement au principe de découverte, pourtant ouvertement prôné comme ligne politique, qui présuppose une consécration minimale des penseurs interrogés. Une exclusion de l’étranger et de « la production intellectuelle du monde entier » au profit d’une analyse régionale, cette « autarcie provinciale de l’hexagone » [2] pourtant décriée par la revue au moment de sa fondation. Aucune prise de risque mais le bon sens justement invoqué, cet autre nom pour dire une sociologie traditionnelle de l’intellectuel qui s’appuie sur les repères visibles ou symboliques de l’institution, de l’édition, des techniques et des commerces de diffusion.
Faute de pouvoir saisir l’intellectuel en son présent, le premier numéro du Débat tentait au moins un examen rétrospectif. Vingt ans plus tard, Gauchet ne fait que répéter l’article de foi de Pierre Nora, « Que peuvent les intellectuels ? », emblème inaugural du périodique. 1980, c’est l’année même où disparaissent Barthes, Sartre et Lacan. Foucault et De Certeau suivront. Ce contexte endeuillé charge d’autant plus de légitimité la question. Parce qu’une époque vient de s’achever, une chronologie d’ensemble peut être établie. Nora distingue le XVIIIe siècle et les philosophes de l’Aüfklarung, le XIXe siècle des doctrinaires et le XXe siècle des intellectuels. Ces derniers auraient pour particularité d’être « détenteurs du sens de l’histoire » [3]. Ils seraient même les inventeurs du concept d’histoire. La généalogie que propose Nora est volontiers binaire puisqu’il distingue deux phases, l’une associée à la dominante littéraire avec Sartre, l’autre émergeant avec les sciences humaines autour de Foucault. Mais à cette double périodisation qui formerait le premier âge de la conscience historique succèderait un second âge à l’exploration duquel la revue serait maintenant tout entière consacrée (17). Un clivage majeur apparaît néanmoins entre eux : l’intellectuel contemporain n’est pas en mesure comme par le passé d’assigner le sens ni même un sens à l’histoire. Une incertitude pèse par conséquent sur « un futur à jamais sans nom et sans visage, immaîtrisable, indéfini » (id.). Cette structure négative discrédite pleinement l’intellectuel oracle, « impérialiste et solitaire, tyrannique et jaloux » (11), c'est-à-dire fondé à entretenir la relation entre pouvoir, savoir et vérité. Mais elle s’aggrave d’une plus dramatique déconfiture à l’ère scientifique qui a suivi. Reconnu au sein de l’institution pour ses compétences, l’intellectuel est devenu « fonctionnaire » et exerce un « potentat administratif » (6). Aliéné par les bureaucraties d’État, noyé dans une gestion de crédits et d’équipes de recherche, celui-ci en a perdu sa « fonction éthique » (id.). Une coupure radicale s’est produite avec le public. La question liminaire s’en trouve éclairée d’autant mieux : « que peuvent les intellectuels ? ». Le verbe désigne à la fois une légitimité politique et un mode d’action. Le raisonnement est à deux temps. Parce qu’on avait « autrefois une Monarchie absolue et une République des lettres, on a maintenant une république politique et un despotisme des lettres » (12). De cette discordance répétée il découle que « la République dans les Lettres est à l’ordre du jour » (11). Le rôle d’une revue ne se situe pas ailleurs : réinventer une sphère publique à travers le débat et la critique.

[1] Paris, Gallimard, 1980, p. 3-88. Y répondaient Alexandre Adler, Blandine Barret-Kriegel, Jean-François Bizot, Pascal Bruckner et Alain Finkelkraut, Christian Delacampagne, Vincent Descombes, Gérard Dupuy, Jean-Pierre Dupuy, François Eswald, Luc Ferry, Pierre Jacob, Guy Lardreau, Gilles Lipovetsky, Bernard Manin, Jean-Luc Marion, Gérard Miller, Olivier Mongin, Lion Murard et Patrick Zyberman, François-Michel Pasquet, Philippe Raynaud, Pierre Rosanvallon, Emmanuel Todd. On sait quels noms véritables sont finalement sortis de ce panier.
[2] Le Débat, n° 1, 4e de couverture.
[3] Le Débat, n° 1, p. 13.