Ainsi, Le Débat comme débat
représenterait ce lieu de rencontre idéal entre le public et l’intellectuel, et
c’est là une utopie que Gauchet formule en des termes impeccablement
doxologiques : la paraphrase augmentée et personnalisée d’un discours
officiel. Il suffit de comparer la présentation du premier numéro du périodique
à l’argument publicitaire du quatrième de couverture qui l’accompagnait. La
revue se définit par son combat contre le vide de l’actualité, « Le Débat, parce qu’en France il n’y en a pas », et en reconnaissance de
« la mêlée confuse » qui est « la vérité de notre moment historique ».
Parole située qui invoque une forme de moralisme. Loin des « terrorismes
de tous bords », la revue célèbre les « esprits libres ». Elle
inverse un mythe classique : « Le Débat se serait adressé
autrefois à l’honnête homme, il s’adresse aujourd’hui à l’homme honnête ».
Et les cinq points programmatiques qui ferment le péritexte éditorial du
premier numéro s’apparentent bien à la déclaration d’un humanisme régénéré et
modernisé : « l’actualité raisonnée et la culture réfléchie »,
« la confrontation sans complaisance ni surdité », « l’ouverture
sur l’étranger », « les résultats et les idées à verser au fonds
commun » contre l’autisme des spécialités, « l’effort pour déchiffrer
le présent ». Cet humanisme exige de nouvelles références. Le numéro 4 du Débat consacre ainsi une enquête à la question « De quoi l’avenir
intellectuel sera-t-il fait ? » [1]. S’appliquant au « jeu
sérieux » (3) du jugement et de l’analyse, le bureau de la revue prend
acte d’un double changement, l’éclipse de l’intellectuel total, l’inflexion de
l’intellectuel spécifique joignant « une élaboration du savoir » à
« des effets variés d’interventions pratiques » (4). Confrontés à une
nouvelle forme de cléricature, les auteurs de l’enquête confessent volontiers
qu’« il aurait fallu, à coup sûr » sonder « parmi les plus
jeunes et les plus inconnus » mais avancent une justification par
« le bon sens » qui « commandait de [s’]adresser en priorité à
ceux qui, récemment, s’étaient déjà manifestés de façon significative »
(4-5). Autant reconnaître que la revue entrait en flagrante contradiction avec
elle-même. Car qu’est-ce que le bon sens ? Qu’est-ce que se manifester de façon significative ? En l’absence de critères, l’enquête rabat
l’inconnu sur du connu. Un manquement au principe de découverte, pourtant
ouvertement prôné comme ligne politique, qui présuppose une consécration
minimale des penseurs interrogés. Une exclusion de l’étranger et de « la
production intellectuelle du monde entier » au profit d’une analyse
régionale, cette « autarcie provinciale de l’hexagone » [2] pourtant
décriée par la revue au moment de sa fondation. Aucune prise de risque mais le
bon sens justement invoqué, cet autre nom pour dire une sociologie
traditionnelle de l’intellectuel qui s’appuie sur les repères visibles ou symboliques
de l’institution, de l’édition, des techniques et des commerces de diffusion.
Faute de pouvoir saisir l’intellectuel en son
présent, le premier numéro du Débat tentait au moins un examen rétrospectif. Vingt ans plus tard, Gauchet
ne fait que répéter l’article de foi de Pierre Nora, « Que peuvent les
intellectuels ? », emblème inaugural du périodique. 1980, c’est
l’année même où disparaissent Barthes, Sartre et Lacan. Foucault et De Certeau
suivront. Ce contexte endeuillé charge d’autant plus de légitimité la question.
Parce qu’une époque vient de s’achever, une chronologie d’ensemble peut être
établie. Nora distingue le XVIIIe siècle et les philosophes de l’Aüfklarung, le XIXe siècle des doctrinaires et le XXe
siècle des intellectuels. Ces derniers auraient pour particularité d’être
« détenteurs du sens de l’histoire » [3]. Ils seraient même les
inventeurs du concept d’histoire. La généalogie que propose Nora est volontiers
binaire puisqu’il distingue deux phases, l’une associée à la dominante littéraire
avec Sartre, l’autre émergeant avec les sciences humaines autour de Foucault.
Mais à cette double périodisation qui formerait le premier âge de la conscience
historique succèderait un second âge à l’exploration duquel la revue serait
maintenant tout entière consacrée (17). Un clivage majeur apparaît néanmoins
entre eux : l’intellectuel contemporain n’est pas en mesure comme par le
passé d’assigner le sens ni même un sens à l’histoire. Une incertitude pèse par
conséquent sur « un futur à jamais sans nom et sans visage, immaîtrisable,
indéfini » (id.). Cette structure négative discrédite
pleinement l’intellectuel oracle, « impérialiste et solitaire, tyrannique
et jaloux » (11), c'est-à-dire fondé à entretenir la relation entre
pouvoir, savoir et vérité. Mais elle s’aggrave d’une plus dramatique
déconfiture à l’ère scientifique qui a suivi. Reconnu au sein de l’institution
pour ses compétences, l’intellectuel est devenu « fonctionnaire » et
exerce un « potentat administratif » (6). Aliéné par les bureaucraties
d’État, noyé dans une gestion de crédits et d’équipes de recherche, celui-ci en
a perdu sa « fonction éthique » (id.). Une coupure radicale
s’est produite avec le public. La question liminaire s’en trouve éclairée
d’autant mieux : « que peuvent les intellectuels ? ». Le
verbe désigne à la fois une légitimité politique et un mode d’action. Le
raisonnement est à deux temps. Parce qu’on avait « autrefois une Monarchie
absolue et une République des lettres, on a maintenant une république politique et
un despotisme des lettres » (12). De cette discordance répétée il découle
que « la République dans les Lettres est à l’ordre du jour » (11). Le rôle d’une revue ne
se situe pas ailleurs : réinventer une sphère publique à travers le débat
et la critique.
[1] Paris, Gallimard, 1980, p. 3-88. Y
répondaient Alexandre Adler, Blandine Barret-Kriegel, Jean-François Bizot,
Pascal Bruckner et Alain Finkelkraut, Christian Delacampagne, Vincent
Descombes, Gérard Dupuy, Jean-Pierre Dupuy, François Eswald, Luc Ferry, Pierre
Jacob, Guy Lardreau, Gilles Lipovetsky, Bernard Manin, Jean-Luc Marion, Gérard
Miller, Olivier Mongin, Lion Murard et Patrick Zyberman, François-Michel
Pasquet, Philippe Raynaud, Pierre Rosanvallon, Emmanuel Todd. On sait quels
noms véritables sont finalement sortis de ce panier.
[2] Le Débat, n° 1, 4e
de couverture.
[3] Le Débat, n° 1, p. 13.