L’observation du présent en son
« effilochage », son illisibilité ou ses ambiguïtés, est cela même
qui permet selon Gauchet de « regarder en avant » (C, 354). Le présent
forme la matière du débat. S’il nourrit le rapport à l’avenir, marqué du sceau
de l’incertitude depuis le reflux de l’eschatologie révolutionnaire, il
s’éclaire évidemment de ses différents passés. À la façon de Pierre Rosanvallon
lui-même, l’auteur parle d’établir « une histoire du présent, une mise en
perspective historique du présent » (D, 229). Ce sont
moins les difficultés méthodologiques et épistémologiques du genre
historiographique concerné qui retiennent ici que la relation du sens à la
temporalité, de la temporalité au sens fondée sur une impossible coïncidence
avec soi-même. L’absence d’une théorie commune du langage et de la connaissance
se trouve sans doute indirectement à l’origine de cette ontologie de la
présence comme absence dont on a déjà identifié certains autres motifs. Au lieu
que l’énonciation eût fait reconnaître le présent comme vectorisation de
l’histoire et organisation du discours de l’histoire, eût
désigné le présent comme instanciation de la personne par et dans le temps, il
représente un lieu inévitable d’ancrage de la pensée dans sa négativité même :
Nous ne sommes pas spontanément présents à
notre temps. Nous tendons à vivre ailleurs, en arrière, à côté, nous le
traversons en somnambules. L’entreprise difficile est de devenir son propre
contemporain. (C, 14)
Une discordance structurelle existe qui se
révèle constitutive de la compréhension. Le temps à vivre est toujours en
avance sur la pensée du temps elle-même et marque une crise de l’intellection.
Le problème de la théorie est donc de rejoindre ce présent toujours évanescent.
Une confusion s’installe alors entre présent et actualité, actualité et
modernité, et manque le rapport entre présent et modernité.
En fait, ce paradoxe intellectuel, et à
travers lui le statut de l’esprit, n’est qu’une variation sur l’historicité de
l’humaine condition : il résulte lui-même de la sortie de la religion. En effet, l’opacité du présent ne se
comprend pas sans la coupure profonde qui sépare la société religieuse de la
société historique, soit deux plans discontinus de l’expérience humaine.
Gauchet distingue volontiers « l’âge des dieux » de « l’âge des
hommes » (D, 106), chronologie binaire et réductrice
même si entre ces deux pôles de nombreuses variables peuvent être considérées.
Ce cadre s’établit sur un jeu réglé d’homologies et d’oppositions strictes, un
« renversement trait pour trait » (95). Une première définition avant
tout soustractive s’esquisse : « L’essence de la religion, c’est
d’être contre l’histoire, et contre ce qui nous l’impose comme destin »
(35). Il ne s’agit pas de dire que la religion échappe à l’histoire et
constituerait une sorte d’invariant culturel. Elle est au contraire soumise à
des bornes temporelles : définie « par un commencement et une
fin » (DM, 10), elle se résout dans le schéma
historiciste d’une totalité. Elle appelle un nouvel âge de l’humanité. Aussi,
la société de la religion représente moins la négation de l’histoire qu’un
régime anthropologique du sens excluant l’histoire. Mais sa fonction est aussi
rétrospective en ce qu’elle met en lumière « l’énigme de notre entrée à
reculons dans l’histoire » (11). À ce titre, la religion se définit mieux
comme ce qui a été « jusqu’à une date récente, une manière d’être, un mode
de structuration des sociétés humaines » (D, 94). L’hétéronomie est sa propriété fondamentale en ce que la
loi du social vient de l’au-delà, héritée et constituée. Elle n’émane pas
encore d’une délibération indépendante ou de la forme d’un contrat entre les
hommes. Dans ce contexte, l’hétéronomie met en jeu une orientation privilégiée
du temps :
L’extériorité métaphysique du fondement
implique l’antériorité
temporelle du fondement. Nous ne sommes pour rien dans l’ordonnance du monde où
nous vivons. Elle nous est essentiellement donnée et imposée par plus haut que
nous. La supériorité de sa source se
marque dans sa précédence par rapport
à la volonté humaine. Elle domine celle-ci pour autant qu’elle se présente
comme toujours d’avant elle. (D, 94)
L’âge des dieux se traduit par une déprise
fondamentale : les sujets sont moins créateurs d’un temps qu’ils
s’approprieraient ensuite librement qu’ils n’adviennent d’abord à lui. Investis
passivement, ils ne vivent pas le temps dans l’intimité de la conscience. Le
temps du fondement est le fondement du temps : il constitue cette entité
préexistant au sentiment individuel et aux divisions sociales du temps
lui-même. Dans ce contexte, le primat de l’antériorité associe la religion et
la société de la religion à un ordre essentiellement passéiste, il rend compte
de l’attachement aux coutumes et à la tradition.