Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 16 avril 2017

L’ÂGE DES DIEUX (XX. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

L’observation du présent en son « effilochage », son illisibilité ou ses ambiguïtés, est cela même qui permet selon Gauchet de « regarder en avant » (C, 354). Le présent forme la matière du débat. S’il nourrit le rapport à l’avenir, marqué du sceau de l’incertitude depuis le reflux de l’eschatologie révolutionnaire, il s’éclaire évidemment de ses différents passés. À la façon de Pierre Rosanvallon lui-même, l’auteur parle d’établir « une histoire du présent, une mise en perspective historique du présent » (D, 229). Ce sont moins les difficultés méthodologiques et épistémologiques du genre historiographique concerné qui retiennent ici que la relation du sens à la temporalité, de la temporalité au sens fondée sur une impossible coïncidence avec soi-même. L’absence d’une théorie commune du langage et de la connaissance se trouve sans doute indirectement à l’origine de cette ontologie de la présence comme absence dont on a déjà identifié certains autres motifs. Au lieu que l’énonciation eût fait reconnaître le présent comme vectorisation de l’histoire et organisation du discours de l’histoire, eût désigné le présent comme instanciation de la personne par et dans le temps, il représente un lieu inévitable d’ancrage de la pensée dans sa négativité même :
Nous ne sommes pas spontanément présents à notre temps. Nous tendons à vivre ailleurs, en arrière, à côté, nous le traversons en somnambules. L’entreprise difficile est de devenir son propre contemporain. (C, 14)
Une discordance structurelle existe qui se révèle constitutive de la compréhension. Le temps à vivre est toujours en avance sur la pensée du temps elle-même et marque une crise de l’intellection. Le problème de la théorie est donc de rejoindre ce présent toujours évanescent. Une confusion s’installe alors entre présent et actualité, actualité et modernité, et manque le rapport entre présent et modernité.
En fait, ce paradoxe intellectuel, et à travers lui le statut de l’esprit, n’est qu’une variation sur l’historicité de l’humaine condition : il résulte lui-même de la sortie de la religion. En effet, l’opacité du présent ne se comprend pas sans la coupure profonde qui sépare la société religieuse de la société historique, soit deux plans discontinus de l’expérience humaine. Gauchet distingue volontiers « l’âge des dieux » de « l’âge des hommes » (D, 106), chronologie binaire et réductrice même si entre ces deux pôles de nombreuses variables peuvent être considérées. Ce cadre s’établit sur un jeu réglé d’homologies et d’oppositions strictes, un « renversement trait pour trait » (95). Une première définition avant tout soustractive s’esquisse : « L’essence de la religion, c’est d’être contre l’histoire, et contre ce qui nous l’impose comme destin » (35). Il ne s’agit pas de dire que la religion échappe à l’histoire et constituerait une sorte d’invariant culturel. Elle est au contraire soumise à des bornes temporelles : définie « par un commencement et une fin » (DM, 10), elle se résout dans le schéma historiciste d’une totalité. Elle appelle un nouvel âge de l’humanité. Aussi, la société de la religion représente moins la négation de l’histoire qu’un régime anthropologique du sens excluant l’histoire. Mais sa fonction est aussi rétrospective en ce qu’elle met en lumière « l’énigme de notre entrée à reculons dans l’histoire » (11). À ce titre, la religion se définit mieux comme ce qui a été « jusqu’à une date récente, une manière d’être, un mode de structuration des sociétés humaines » (D, 94). L’hétéronomie est sa propriété fondamentale en ce que la loi du social vient de l’au-delà, héritée et constituée. Elle n’émane pas encore d’une délibération indépendante ou de la forme d’un contrat entre les hommes. Dans ce contexte, l’hétéronomie met en jeu une orientation privilégiée du temps :
L’extériorité métaphysique du fondement implique l’antériorité temporelle du fondement. Nous ne sommes pour rien dans l’ordonnance du monde où nous vivons. Elle nous est essentiellement donnée et imposée par plus haut que nous. La supériorité de sa source se marque dans sa précédence par rapport à la volonté humaine. Elle domine celle-ci pour autant qu’elle se présente comme toujours d’avant elle. (D, 94)

L’âge des dieux se traduit par une déprise fondamentale : les sujets sont moins créateurs d’un temps qu’ils s’approprieraient ensuite librement qu’ils n’adviennent d’abord à lui. Investis passivement, ils ne vivent pas le temps dans l’intimité de la conscience. Le temps du fondement est le fondement du temps : il constitue cette entité préexistant au sentiment individuel et aux divisions sociales du temps lui-même. Dans ce contexte, le primat de l’antériorité associe la religion et la société de la religion à un ordre essentiellement passéiste, il rend compte de l’attachement aux coutumes et à la tradition.