Le débat ne donne pas seulement le nom à une
revue dont Gauchet est depuis 1980 rédacteur en chef, il représente un genre à
part entière. Ou plutôt, dans la relation métonymique qui les unit, ces deux
aspects ne se pensent pas l’un sans l’autre. Et le propre de Gauchet face au
genre du débat est d’en dénier finalement l’intrinsèque discursivité. Celle-ci
présente pourtant trois propriétés essentielles. Le débat se définit d’abord
comme un espace et un mode d’écriture. Son langage se nourrit d’une
confrontation entre les sujets et s’élabore en fonction de l’idée de public.
Enfin, cette réciprocité recherchée appelle un usage de la critique orientée
vers la société : le débat est un autre nom de l’action.
Un chapitre de la C est entièrement consacré à « la revue comme creuset de la vie
intellectuelle » (155), en liant une évolution éditoriale et une ambition
théorique. L’énumération résume une trajectoire : « une revue d’étudiants
avec Textures », marquée par son titre du sceau
épistémologique des années soixante et soixante-dix, « une revue de
chapelle intellectuelle avec Libre » sous le signe de l’engagement, « une
revue générale classique [...] avec Le
Débat » (164) qui accueille des
travaux de science, de philosophie, d’histoire ou d’art. Cette pluralité
d’intérêts constitue une réponse au mythe interdisciplinaire et
pluridisciplinaire qu’a porté l’époque structuraliste pour en reformuler
l’exigence. Contre la réaction de repli qui en a résulté, la revue vise d’abord
à « décloisonner » (170) les savoirs et à contester les partages
académiques. En effet, les disciplines « ne sont en aucune façon des
essences » (9). Toujours distincts, les constructions et les impératifs de
méthode correspondent à la formation historique de leur objet et vice versa. En jugeant après coup du paradigme structuraliste dans son
« moment créateur », Gauchet retient surtout « la possibilité
d’une connexion » entre « psychanalyse, sémiotique, théorie du
langage, histoire, ethnologie, sociologie théoricienne » (33). À travers
le terme de connexion, il entérine une représentation sans
dynamisme ni contradiction des savoirs et des rapports entre les savoirs. Le
« style généraliste et ouvert » (164) qu’il accorde à la revue comporte
ce vice de réduire les distances scientifiques et d’établir des liens sans le
système et l’épistémologie intégralement révisés qui devraient en accompagner
l’effort. Certes, dans cette optique, l’hypothèse persiste d’une « science
unifiée de l’homme et de la société » (33) mais elle donne lieu à un
pluralisme des savoirs. Quoiqu’elle résiste à la spécialisation, par son
« ouverture encyclopédique » justement elle livre une juxtaposition
et une sérialisation des vues, des approches et des méthodes en place. C’est
que l’« idéal encyclopédique » (171) comporte deux allusions qui ne
sont pas exactement sur le même plan : à l’œuvre des Lumières, à la conception
cumulative d’une totalité façon Hegel.
Il reste que « le bouillon de culture
“revues” » (156) réfère bien chez Gauchet à la conscience et à la
nécessité d’un renouveau. L’aventure éditoriale tente de « renouer avec
l’exigence philosophique » en dehors du structuralisme au moment où ce
dernier s’appauvrit jusqu’à « dégénérer » (157). Sans les abandonner,
elle en réintègre les questions dans la perspective d’une anthropologie qui
cependant minore « l’élément du langage » (33) et place au premier
rang « l’analyse politique et sociale » (157). Parce qu’elle
s’apparente à un « laboratoire des idées » (170), l’écriture en revue
peut paradoxalement satisfaire cette exigence. Sa logique est en effet celle de
l’essai et du dialogue. S’il est vrai que « l’objet imprimé » (163)
contraint matériellement la réflexion, son exiguïté et sa discontinuité la
soustraient précisément aux obligations d’une pleine organicité du discours
forgé a priori. Les revues se
révèlent « des outils de travail en profondeur sans équivalent »
(162) en ce qu’elles permettent de « lancer des idées dans l’espace
public » (163). La pensée se conçoit ici sous la forme d’un ensemble de
tentatives soumises aux aléas du temps et de la lecture. Qu’elle appelle une
sanction immédiate et différée, elle s’évalue toujours « dans la
durée » (162). Que montre la publication sinon que l’histoire se fait le
témoin de la pensée comme valeur ? Avec le risque que les idées manquent cruellement de recul, soient par
la suite affectées de vieillissement ou multiplient les tâches aveugles. Cette
propriété incontournable de la pensée au présent fait partie intégrante de son
devenir : « Un texte qui se révèle à côté de la plaque, après coup, alors
qu’il est solidement étayé, nous apprend encore quelque chose. Comprendre
l’histoire, c’est comprendre pourquoi il a pu paraître vrai, ou du moins
plausible. » (172). Qu’il conserve son statut actif, demande des
correctifs ou se réduise à ses enjeux documentaires, dans tous les cas, le
texte en revue est le fragment d’une intelligibilité.