À la « faculté d’imagination » que solliciterait
l’expérience esthétique s’oppose la « faculté d’intellection » qui
engage plutôt « la manière de penser la nature profonde des choses »
(DM, 296), laissant intacts non seulement le
rapport sensible/intelligible mais également la transcendance du logos et sa métaphysique. C’est que
l’expérience de la pensée au plan intelligible comme l’expérience esthétique au
plan sensible ne se comprend pas sans le sentiment religieux du réel. Il ne
s’agit pas encore de théologie ni de sacré mais d’un rapport originaire au
monde dont la religion (surtout chrétienne) a pu ensuite masquer l’évidence
tout en la révélant dans son reflux progressif. Cette donnée primordiale est ce
que l’auteur appelle le « partage de la réalité », matrice féconde
qui « continue d’alimenter nos manières de penser » (ibid., 294). Qu’on mette un instant entre parenthèses les catégories et les
notions héritées qui nous servent à comprendre et expliquer le réel, l’epochè ainsi pratiquée révèlera une même
structure d’être qui pour cette raison constitue le « schème-source par
excellence du monde de la croyance » (293) mais aussi ce « foyer
secrètement décisif » (294) qui habite l’univers de la pensée, philosophique
et même scientifique. Cette structure d’être que dévoile le sentiment religieux
est « ce simple sentiment de la dualité d’aspect du réel » (id.). D’un côté, la multiplicité des phénomènes, de l’autre la question de
l’unité de ce monde par-delà l’écran des phénomènes. De sorte qu’« il y a
ce qui s’en livre à la perception immédiate, et puis autre chose qui se
présente lorsqu’on prend en compte sa globalité indifférenciée – qui ne permet
par exemple d’en dire valablement qu’une chose : qu’il est. » (id.). L’esprit oscille entre le visible et
l’invisible et se déploie alors en tensions diverses : le motif chrétien
qui fait écho à la caverne platonicienne, « la prison des
apparences » (295), cède à « la quête de la substance insubstantielle
où communient et se dissolvent les phénomènes » (id.) ; la formule heideggérienne de « la saisie de l’être en
tant qu’être » rend vaine, quant à elle, la recherche « des
déterminations de l’étant » (id.) dont s’occupe
la science. Mais dans tous les cas, la proposition philosophique présuppose
comme admise la structure duelle de l’être qui « n’implique par elle-même
aucune interprétation » (294). Qu’on la traduise ensuite sous le vis-à-vis
connu de l’intelligible et du sensible, de l’apparence et de la vérité, de l’immanence
et de la transcendance, etc., elle s’énonce chaque fois sous l’angle d’une
tautologie, elle est l’être qui est et ne l’est qu’en se dupliquant. Ce
« dédoublement primordial » (id.) est une
nécessité pour que l’être puisse nous apparaître. Ou si l’on préfère,
l’essentiel est moins l’être de l’être ainsi révélé que l’expérience religieuse
qui conduit à ce partage structurel et consigne de ce fait l’avènement de la
pensée. Chez Gauchet, le religieux qui est vestige de religion se pose en norme
des choses et norme de l’esprit, du sujet et de l’objet. Il ne se contente pas
d’inaugurer une préhension ontologique, il décrit finalement « une
propriété de structure de notre intellect » (296). Parce que la réalité
s’offre toujours « sous deux visages – par surcroît antagonistes et
critiques l’un de l’autre » (id.), la pensée ne
saurait connaître d’autre discours que cette discontinuité conflictuelle. Une
dynamique de la division qui consacre aussitôt une réduction du multiple. La
coupure philosophie/art, intelligible/sensible que le religieux s’efforce
d’unifier n’en est qu’un exemple. Face au multiple, dès sa genèse, dans le
choix de ses thèmes et les modalités de l’analyse, l’anthropologie de Gauchet
n’offre guère d’autre alternative qu’une « pensée de la scission et de
l’articulation » (D, 48). Transposée philosophiquement, la religion
est chez lui est le nom métaphysique du lien.