Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 7 mars 2017

L’ORDRE INTELLIGIBLE (VI. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


À la « faculté d’imagination » que solliciterait l’expérience esthétique s’oppose la « faculté d’intellection » qui engage plutôt « la manière de penser la nature profonde des choses » (DM, 296), laissant intacts non seulement le rapport sensible/intelligible mais également la transcendance du logos et sa métaphysique. C’est que l’expérience de la pensée au plan intelligible comme l’expérience esthétique au plan sensible ne se comprend pas sans le sentiment religieux du réel. Il ne s’agit pas encore de théologie ni de sacré mais d’un rapport originaire au monde dont la religion (surtout chrétienne) a pu ensuite masquer l’évidence tout en la révélant dans son reflux progressif. Cette donnée primordiale est ce que l’auteur appelle le « partage de la réalité », matrice féconde qui « continue d’alimenter nos manières de penser » (ibid., 294). Qu’on mette un instant entre parenthèses les catégories et les notions héritées qui nous servent à comprendre et expliquer le réel, l’epochè ainsi pratiquée révèlera une même structure d’être qui pour cette raison constitue le « schème-source par excellence du monde de la croyance » (293) mais aussi ce « foyer secrètement décisif » (294) qui habite l’univers de la pensée, philosophique et même scientifique. Cette structure d’être que dévoile le sentiment religieux est « ce simple sentiment de la dualité d’aspect du réel » (id.). D’un côté, la multiplicité des phénomènes, de l’autre la question de l’unité de ce monde par-delà l’écran des phénomènes. De sorte qu’« il y a ce qui s’en livre à la perception immédiate, et puis autre chose qui se présente lorsqu’on prend en compte sa globalité indifférenciée – qui ne permet par exemple d’en dire valablement qu’une chose : qu’il est. » (id.). L’esprit oscille entre le visible et l’invisible et se déploie alors en tensions diverses : le motif chrétien qui fait écho à la caverne platonicienne, « la prison des apparences » (295), cède à « la quête de la substance insubstantielle où communient et se dissolvent les phénomènes » (id.) ; la formule heideggérienne de « la saisie de l’être en tant qu’être » rend vaine, quant à elle, la recherche « des déterminations de l’étant » (id.) dont s’occupe la science. Mais dans tous les cas, la proposition philosophique présuppose comme admise la structure duelle de l’être qui « n’implique par elle-même aucune interprétation » (294). Qu’on la traduise ensuite sous le vis-à-vis connu de l’intelligible et du sensible, de l’apparence et de la vérité, de l’immanence et de la transcendance, etc., elle s’énonce chaque fois sous l’angle d’une tautologie, elle est l’être qui est et ne l’est qu’en se dupliquant. Ce « dédoublement primordial » (id.) est une nécessité pour que l’être puisse nous apparaître. Ou si l’on préfère, l’essentiel est moins l’être de l’être ainsi révélé que l’expérience religieuse qui conduit à ce partage structurel et consigne de ce fait l’avènement de la pensée. Chez Gauchet, le religieux qui est vestige de religion se pose en norme des choses et norme de l’esprit, du sujet et de l’objet. Il ne se contente pas d’inaugurer une préhension ontologique, il décrit finalement « une propriété de structure de notre intellect » (296). Parce que la réalité s’offre toujours « sous deux visages – par surcroît antagonistes et critiques l’un de l’autre » (id.), la pensée ne saurait connaître d’autre discours que cette discontinuité conflictuelle. Une dynamique de la division qui consacre aussitôt une réduction du multiple. La coupure philosophie/art, intelligible/sensible que le religieux s’efforce d’unifier n’en est qu’un exemple. Face au multiple, dès sa genèse, dans le choix de ses thèmes et les modalités de l’analyse, l’anthropologie de Gauchet n’offre guère d’autre alternative qu’une « pensée de la scission et de l’articulation » (D, 48). Transposée philosophiquement, la religion est chez lui est le nom métaphysique du lien.