En quête d’une unité sociale viable, la
dissidence offre donc une solution à l’impasse. Mais cela implique de mettre à
distance les tenants de la problématique antitotalitaire eux-mêmes. Selon
Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique »
signalent déjà une nette divergence avec Lefort qui en défend au contraire l’esprit
dans « Droits de l’homme et politique » (D, 161). Le chassé-croisé qui met en regard une proposition dialectique (et) et une forclusion négative (ne… pas) tient sa portée symbolique du lieu où s’énoncent cette ouverture ou
cette exclusion des possibles. Du numéro 7 de Libre au numéro 3 du Débat se dessine de façon définitive une ligne de
démarcation. Lefort rappelle que les droits de l’homme ne représentent
nullement une institution positive. Mais parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans
les faits, il y voit justement le besoin d’une politique à venir qui ne demande
que d’être formulée. Il y perçoit de « nouvelles exigences
collectives » mêlées à une « nouvelle sensibilité sociale ».
À l’inverse, Gauchet considère ce retour à la scène révolutionnaire comme le
« signe trompeur d’une politique minimale » (RDH, V). Au lieu que la requête d’universel répondait à un « enjeu de
fondation » (III) en 1789, à présent elle devient une finalité en soi. La
question des droits de l’homme tient lieu d’un programme collectif inconsistant
quand elle devrait être plutôt le présupposé d’un projet novateur de
gouvernement. Là où la démocratie se replie sur son essence, elle achève de se
nier puisqu’elle substitue le discours de l’idéalité à l’effectivité évolutive
de sa pratique.
Pourtant, entre les deux auteurs, le point de
départ était profondément similaire. S’étonnant de la fortune que prend ce
nouveau mot d’ordre, ils rappellent ensemble cet « acquis élémentaire et
irréversible du marxisme » qu’a représenté « la démystification du
droit au titre de fiction formelle destinée à la fois à garantir et à recouvrir
les réalités d’une domination de classe » (D, 2). Mais tandis
que Lefort tente de légitimer contre Marx lui-même la dimension matériellement
critique du droit par-delà son illusoire abstraction, Gauchet y relève une
« équivoque idéologique » (5). Motivés par un rejet enfin unanime du
soviétisme, les droits de l’homme n’offrent aucune prise conceptuelle ni moyens
d’action qui règlent les difficultés inhérentes à toute vie humaine dans un
cadre démocratique en matière d’égalité, de justice et de liberté par exemple.
Ils viennent combler adéquatement le vide consécutif à l’essoufflement puis
l’effondrement de l’eschatologie révolutionnaire et se font à la fois les
garants et les gérants de l’« après-totalitarisme » (id.). Plus encore, la question des droits traduit une stratégie devant la
démocratie : elle autorise la résistance et l’opposition des individus là
où devrait normalement prévaloir un ralliement lucide au libéralisme de
principe qui sous-tend l’unique et véritable modèle de gouvernement collectif.
Lefort observe la même contradiction :
« L’homme de gauche non communiste se veut à la fois libéral et
socialiste » (art. cit., 7) mais il y situe une nouvelle potentialité pour
la société. Ce nouveau rapport s’inscrit entre le droit et le pouvoir,
c’est-à-dire d’abord dans l’histoire de la désintrication progressive du
pouvoir et du droit en phase avec la formation de l’État moderne. Dès lors
qu’on admet cette primitive dissociation il devient possible de contester au
nom du droit le pouvoir par ailleurs garant désigné du droit des individus. Si
« l’État de droit a toujours impliqué la possibilité d’une opposition au
pouvoir, fondée sur le droit – opposition qu’ont illustrée les remontrances au
roi ou le refus d’obtempérer à l’impôt dans des circonstances injustifiables,
voire le recours à l’insurrection contre le gouvernement illégitime », le
propre de l’État démocratique est plus encore de faire l’épreuve « de
droits qui ne lui sont pas déjà incorporés » et de se révéler de la sorte
« le théâtre d’une contestation » (25-26). Ainsi les droits de
l’homme poursuivent-ils sur d’autres terrains les revendications et les
légitimations autrefois liées à la grève, au syndicalisme, au vote, au travail,
à la sécurité sociale, etc. Ils fabriquent « une histoire qui reste
ouverte » (id.) et sont donc prometteurs d’avenir.
(1) Libre, politique-anthropologie-philosophie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, n°80-7, p. 28.