Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 10 mars 2017

« LES DROITS DE L’HOMME » : TOUT CONTRE LEFORT (X. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

En quête d’une unité sociale viable, la dissidence offre donc une solution à l’impasse. Mais cela implique de mettre à distance les tenants de la problématique antitotalitaire eux-mêmes. Selon Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » signalent déjà une nette divergence avec Lefort qui en défend au contraire l’esprit dans « Droits de l’homme et politique » (D, 161). Le chassé-croisé qui met en regard une proposition dialectique (et) et une forclusion négative (ne… pas) tient sa portée symbolique du lieu où s’énoncent cette ouverture ou cette exclusion des possibles. Du numéro 7 de Libre au numéro 3 du Débat se dessine de façon définitive une ligne de démarcation. Lefort rappelle que les droits de l’homme ne représentent nullement une institution positive. Mais parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans les faits, il y voit justement le besoin d’une politique à venir qui ne demande que d’être formulée. Il y perçoit de « nouvelles exigences collectives » mêlées à une « nouvelle sensibilité sociale[1] ». À l’inverse, Gauchet considère ce retour à la scène révolutionnaire comme le « signe trompeur d’une politique minimale » (RDH, V). Au lieu que la requête d’universel répondait à un « enjeu de fondation » (III) en 1789, à présent elle devient une finalité en soi. La question des droits de l’homme tient lieu d’un programme collectif inconsistant quand elle devrait être plutôt le présupposé d’un projet novateur de gouvernement. Là où la démocratie se replie sur son essence, elle achève de se nier puisqu’elle substitue le discours de l’idéalité à l’effectivité évolutive de sa pratique.
Pourtant, entre les deux auteurs, le point de départ était profondément similaire. S’étonnant de la fortune que prend ce nouveau mot d’ordre, ils rappellent ensemble cet « acquis élémentaire et irréversible du marxisme » qu’a représenté « la démystification du droit au titre de fiction formelle destinée à la fois à garantir et à recouvrir les réalités d’une domination de classe » (D, 2). Mais tandis que Lefort tente de légitimer contre Marx lui-même la dimension matériellement critique du droit par-delà son illusoire abstraction, Gauchet y relève une « équivoque idéologique » (5). Motivés par un rejet enfin unanime du soviétisme, les droits de l’homme n’offrent aucune prise conceptuelle ni moyens d’action qui règlent les difficultés inhérentes à toute vie humaine dans un cadre démocratique en matière d’égalité, de justice et de liberté par exemple. Ils viennent combler adéquatement le vide consécutif à l’essoufflement puis l’effondrement de l’eschatologie révolutionnaire et se font à la fois les garants et les gérants de l’« après-totalitarisme » (id.). Plus encore, la question des droits traduit une stratégie devant la démocratie : elle autorise la résistance et l’opposition des individus là où devrait normalement prévaloir un ralliement lucide au libéralisme de principe qui sous-tend l’unique et véritable modèle de gouvernement collectif.
Lefort observe la même contradiction : « L’homme de gauche non communiste se veut à la fois libéral et socialiste » (art. cit., 7) mais il y situe une nouvelle potentialité pour la société. Ce nouveau rapport s’inscrit entre le droit et le pouvoir, c’est-à-dire d’abord dans l’histoire de la désintrication progressive du pouvoir et du droit en phase avec la formation de l’État moderne. Dès lors qu’on admet cette primitive dissociation il devient possible de contester au nom du droit le pouvoir par ailleurs garant désigné du droit des individus. Si « l’État de droit a toujours impliqué la possibilité d’une opposition au pouvoir, fondée sur le droit – opposition qu’ont illustrée les remontrances au roi ou le refus d’obtempérer à l’impôt dans des circonstances injustifiables, voire le recours à l’insurrection contre le gouvernement illégitime », le propre de l’État démocratique est plus encore de faire l’épreuve « de droits qui ne lui sont pas déjà incorporés » et de se révéler de la sorte « le théâtre d’une contestation » (25-26). Ainsi les droits de l’homme poursuivent-ils sur d’autres terrains les revendications et les légitimations autrefois liées à la grève, au syndicalisme, au vote, au travail, à la sécurité sociale, etc. Ils fabriquent « une histoire qui reste ouverte » (id.) et sont donc prometteurs d’avenir.

(1) Libre, politique-anthropologie-philosophie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, n°80-7, p. 28.