Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 6 mars 2017

D’APRÈS LA RELIGION (III. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Cette historicité se traduit par une mutation ontologique, ou pour le dire autrement, l’anthropologie de Gauchet se laisse décrire comme ontologisation de l’historique :
Si la démocratie n’est pas seulement le nom d’un régime, ni même d’un état social, mais celui d’une nouvelle manière d’être de l’humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a une anthropologie démocratique. Il y a une redéfinition de l’être-soi correspondant à l’avènement de la société des individus, au règne des individualités égales et libres. (D, XVIII)
Dans ce syllogisme qui s’efforce de dépasser les conclusions de Tocqueville en la matière, un programme de recherche se dessine qui, s’il se donne pour repère la religion, n’en appréhende pas moins chaque dimension de la société historique suivant ses propriétés strictes. Par exemple, la reconnaissance de l’inconscient au cours du XIXe siècle et jusqu’à la naissance officielle de la psychanalyse avec Freud participe de cette redéfinition de l’être-soi. Elle doit alors se comprendre selon deux motifs. Au lieu que le divin assumait jusque-là la part d’altérité dans l’humain, il revient désormais à la dynamique psychique de déplacer son opposition à l’identité en l’inscrivant au cœur de l’intériorité. Mais l’invention de l’inconscient se fait plus encore révélatrice d’une crise du sujet conçu comme instance rationnelle. À l’image de cette « souveraineté du dedans », produit de « la société des individus émancipés » (IC, 11-12) issue d’une révolution bourgeoise, se substitue simultanément la figure inédite d’un homme « qui va devoir se découvrir intérieurement asservi » (12), clivé et dédoublé : un paradoxe « générateur de l’anthropologie démocratique » (id.). De même, l’école d’aujourd’hui comme jadis le modèle mis en œuvre par Jules Ferry n’intéresse pas Gauchet pour sa logique interne mais « en tant qu’institution typique de la modernité démocratique » (D, 109), par ce qu’elle en expose à travers ses contradictions. Ainsi, quels que soient les lieux de la réflexion, tous considèrent le nouvel animal politique, ses configurations successives entre ipséité et socialité.
Une méthode organise ce discours anthropologique alliant deux attitudes, l’une historiciste, l’autre spéculative. Selon d’évidents déséquilibres. En effet, tandis que l’empirisme domine à travers la précision documentaire La Pratique de l’esprit humain ou L’Inconscient cérébral par exemple, les principes commandent ailleurs le plus souvent l’observation concrète au point où la démonstration semble échapper à toute vérification, à toute sanction. Cela se confirme dans le cas de la religion et s’explique directement par le statut que celle-ci présente dans l’économie globale du système de pensée propre à Gauchet. Aux reproches que Paul Valadier adresse par exemple à l’hypothèse d’une fin de la religion, l’auteur réplique au niveau des présupposés théoriques :
C’est sur ce plan que se situent en vérité les objections auxquelles il me faut répondre, et très secondairement sur le plan de la cohérence ou de son adéquation aux faits. (D, 87)
Or ce régime spéculatif s’ordonne autour d’un postulat unique et constant. L’ordre « humain-social » ne saurait jamais être appréhendé que dans l’après. Il résulte chaque fois de l’expérience d’une fracture. Conçu de façon alterne ou conjointe dans sa dimension subjective, sociale ou politique, l’anthropos de Gauchet est l’homme du désenchantement : il regarde avec nostalgie vers une norme à jamais perdue qui est en même temps sa possibilité d’être au présent et la condition de pensée de son être. La religion semble toute désignée pour assumer la référence à cette norme perdue. Loin de constituer dans les articles et les essais un simple secteur thématique parmi d’autres, qu’on peut classer au même titre que les autres branches d’une anthropologie unifiée, la religion les sous-tend au contraire. Dans D, elle est déjà « en filigrane de nombre d’études et de réflexions qui ne s’y rapportent pas directement » (XVI). Elle inaugure une vision totale :
Comme la prise en compte de l’économie a bouleversé en son temps, d’Adam Smith à Marx, la pensée de la société, la religion est pour nous sans doute l’objet privilégié, l’objet-tournant dont l’investigation imposera demain une autre idée de l’histoire, de l’ordre politique et du lien social. (D, 31)
Elle est une manière de reprendre l’interrogation classique sur « la nature de l’homme » : il s’agit même de « détrivialiser » la nature humaine « en plaçant le mystère autour duquel nous tournons en son centre » (RR, 114). Au début du DM, l’auteur propose l’idée de « fonction religieuse » comme « subdivision de la fonction symbolique, organisant, à côté de la parole et de l’outil, notre rapport à la réalité, et constituant le détour par l’invisible en pivot de l’action humaine » (9). Il lui accorde donc une priorité logique et méthodologique mais, là encore, ne dit rien quant à ce qui, au fondement de la symbolicité, l’unirait au langage par exemple. Sauf à le réinscrire aussitôt dans une métaphysique :
L’homme parle, et il rencontre l’invisible dans ses mots. Il s’éprouve lui-même, irréductiblement, sous le signe de l’invisible. Il ne peut pas ne pas penser qu’il y a autre chose en lui que ce qu’il voit, touche et sent. (RR, 61)
L’à côté reste donc bien à cet égard emblématique du raisonnement suggéré ici*. À la fin du même ouvrage, Gauchet dissocie la notion de religieux de celle de religion (292). Cette nouvelle valeur se comprend comme reliquat de la religion dans un monde où elle a déserté et annonce « une science de l’homme d’après la religion » (293) au double sens logique de la condition et chronologique de la postériorité. Cette science qui s’explique normativement, Gauchet lui donne le nom précis d’« anthroposociologie transcendantale » (C, 10). Ce qui signifie que le retour au fondement n’y est pas séparable de la perte du fondement. La pensée est avant tout une pensée de l’absence, elle participe à sa façon de l’époque et de ses rhétoriques fin-de-siècle.
Ainsi, dans cette nouvelle science qui se veut science de l’après, le religieux représente l’intégrant et l’interprétant ultimes de toutes les activités humaines. Il offre par conséquent deux propriétés incontournables. Il se définit d’abord comme ce qui norme la pensée au sens où, en guise de système, il rendrait compte de sa cohésion théorique d’ensemble, de ses options et de ses hésitations spéculatives. Le religieux se définit ensuite comme une pensée de la norme et s’accorde sur ce point avec la priorité que les textes donnent à des objets aussi divers que connexes : la souveraineté, la représentation, le droit, la sécurité, le pouvoir, etc. Le religieux chez Gauchet est cette norme discursive qui concentre à la fois une pratique et une politique de la pensée.
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* Cette vision latérale et discontinue, l'article "Fin de la religion?", au gré de la ponctuation, en annonce et confirme le principe sous la forme d'une variante : "Comme le langage et l'outil, et à côté d'eux, le religieux constituerait l'un des aspects fondamentaux de la fonction symbolique caractérisant l'homme en tant qu'être social" (D, 29 ; je souligne).