Cette historicité se traduit par une mutation
ontologique, ou pour le dire autrement, l’anthropologie de Gauchet se laisse
décrire comme ontologisation de l’historique :
Si la démocratie n’est
pas seulement le nom d’un régime, ni même d’un état social, mais celui d’une
nouvelle manière d’être de l’humanité, sous la totalité de ses aspects, alors
il y a une anthropologie démocratique.
Il y a une redéfinition de l’être-soi correspondant à l’avènement de la société
des individus, au règne des individualités égales et libres. (D, XVIII)
Dans ce syllogisme qui s’efforce de dépasser
les conclusions de Tocqueville en la matière, un programme de recherche se
dessine qui, s’il se donne pour repère la religion, n’en appréhende pas moins
chaque dimension de la société historique suivant ses propriétés strictes. Par
exemple, la reconnaissance de l’inconscient au cours du XIXe siècle
et jusqu’à la naissance officielle de la psychanalyse avec Freud participe de
cette redéfinition de
l’être-soi. Elle doit alors
se comprendre selon deux motifs. Au lieu que le divin assumait jusque-là la
part d’altérité dans l’humain, il revient désormais à la dynamique psychique de
déplacer son opposition à l’identité en l’inscrivant au cœur de l’intériorité.
Mais l’invention de l’inconscient se fait plus encore révélatrice d’une crise
du sujet conçu comme instance rationnelle. À l’image de cette
« souveraineté du dedans », produit de « la société des
individus émancipés » (IC, 11-12) issue d’une révolution bourgeoise,
se substitue simultanément la figure inédite d’un homme « qui va devoir se
découvrir intérieurement asservi » (12), clivé et dédoublé : un
paradoxe « générateur de l’anthropologie démocratique » (id.). De même, l’école d’aujourd’hui comme jadis le modèle mis en œuvre
par Jules Ferry n’intéresse pas Gauchet pour sa logique interne mais « en
tant qu’institution typique de la modernité démocratique » (D, 109), par ce qu’elle en expose à travers
ses contradictions. Ainsi, quels que soient les lieux de la réflexion, tous
considèrent le nouvel animal politique, ses configurations successives entre
ipséité et socialité.
Une méthode organise ce discours
anthropologique alliant deux attitudes, l’une historiciste, l’autre
spéculative. Selon d’évidents déséquilibres. En effet, tandis que l’empirisme
domine à travers la précision documentaire La Pratique de l’esprit humain ou L’Inconscient cérébral par exemple, les principes commandent
ailleurs le plus souvent l’observation concrète au point où la démonstration
semble échapper à toute vérification, à toute sanction. Cela se confirme dans
le cas de la religion et s’explique directement par le statut que celle-ci
présente dans l’économie globale du système de pensée propre à Gauchet. Aux
reproches que Paul Valadier adresse par exemple à l’hypothèse d’une fin de la
religion, l’auteur réplique au niveau des présupposés théoriques :
C’est sur ce plan que se
situent en vérité les objections auxquelles il me faut répondre, et très
secondairement sur le plan de la cohérence ou de son adéquation aux faits. (D, 87)
Or ce régime spéculatif s’ordonne autour d’un
postulat unique et constant. L’ordre « humain-social » ne saurait
jamais être appréhendé que dans l’après. Il résulte
chaque fois de l’expérience d’une fracture. Conçu de façon alterne ou conjointe
dans sa dimension subjective, sociale ou politique, l’anthropos de Gauchet est l’homme du désenchantement : il regarde avec
nostalgie vers une norme à jamais perdue qui est en même temps sa possibilité
d’être au présent et la condition de pensée de son être. La religion semble
toute désignée pour assumer la référence à cette norme perdue. Loin de
constituer dans les articles et les essais un simple secteur thématique parmi
d’autres, qu’on peut classer au même titre que les autres branches d’une
anthropologie unifiée, la religion les sous-tend au contraire. Dans D, elle est déjà « en filigrane de nombre d’études et de réflexions
qui ne s’y rapportent pas directement » (XVI). Elle inaugure une vision
totale :
Comme la prise en compte
de l’économie a bouleversé en son temps, d’Adam Smith à Marx, la pensée de la
société, la religion est pour nous sans doute l’objet privilégié,
l’objet-tournant dont l’investigation imposera demain une autre idée de
l’histoire, de l’ordre politique et du lien social. (D, 31)
Elle est une manière de reprendre
l’interrogation classique sur « la nature de l’homme » : il
s’agit même de « détrivialiser » la nature humaine « en plaçant
le mystère autour duquel nous tournons en son centre » (RR, 114). Au début du DM, l’auteur propose l’idée de « fonction religieuse » comme
« subdivision de la fonction
symbolique, organisant, à côté de la
parole et de l’outil, notre rapport à la réalité, et constituant le détour par
l’invisible en pivot de l’action humaine » (9). Il lui accorde donc une priorité
logique et méthodologique mais, là encore, ne dit rien quant à ce qui, au
fondement de la symbolicité, l’unirait au langage par exemple. Sauf à le
réinscrire aussitôt dans une métaphysique :
L’homme parle, et il
rencontre l’invisible dans ses mots. Il s’éprouve lui-même, irréductiblement,
sous le signe de l’invisible. Il ne peut pas ne pas penser qu’il y a autre
chose en lui que ce qu’il voit, touche et sent. (RR, 61)
L’à côté reste donc bien à
cet égard emblématique du raisonnement suggéré ici*.
À la fin du même ouvrage, Gauchet dissocie la notion de religieux de celle de religion (292). Cette nouvelle valeur se comprend
comme reliquat de la religion dans un monde où elle a déserté et annonce
« une science de l’homme d’après la religion » (293) au double sens
logique de la condition et chronologique de la postériorité. Cette science qui
s’explique normativement, Gauchet lui donne le nom précis
d’« anthroposociologie transcendantale » (C, 10). Ce qui signifie que
le retour au fondement n’y est pas séparable de la perte du fondement. La
pensée est avant tout une pensée de l’absence, elle participe à sa façon de
l’époque et de ses rhétoriques fin-de-siècle.
Ainsi, dans cette nouvelle science qui se
veut science de l’après, le religieux représente l’intégrant et l’interprétant
ultimes de toutes les activités humaines. Il offre par conséquent deux
propriétés incontournables. Il se définit d’abord comme ce qui norme la pensée
au sens où, en guise de système, il rendrait compte de sa cohésion théorique d’ensemble,
de ses options et de ses hésitations spéculatives. Le religieux se définit
ensuite comme une pensée de la norme et s’accorde sur ce point avec la priorité
que les textes donnent à des objets aussi divers que connexes : la
souveraineté, la représentation, le droit, la sécurité, le pouvoir, etc. Le
religieux chez Gauchet est cette norme discursive qui concentre à la fois une
pratique et une politique de la pensée.
_____________
* Cette vision latérale et discontinue, l'article "Fin de la religion?", au gré de la ponctuation, en annonce et confirme le principe sous la forme d'une variante : "Comme le langage et l'outil, et à côté d'eux, le religieux constituerait l'un des aspects fondamentaux de la fonction symbolique caractérisant l'homme en tant qu'être social" (D, 29 ; je souligne).