Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 6 mars 2017

ANTHROPOLOGIE POLITIQUE (II. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Abréviations en usage

La Pratique de l’esprit humain – l’institution asilaire et la révolution démocratique, en collaboration avec Gladys Swain, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1980 (PE).
Le Désenchantement du monde – une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences Humaines, 1985 (DM).
La Révolution des droits de l’homme et du citoyen, Paris, coll. Bibliothèque des Histoires, 1989 (RDH).
L’Inconscient cérébral, Paris, Editions du Seuil, coll. La Librairie du XXe siècle, 1992 (IC).
La Révolution des pouvoirs – la souveraineté, le peuple et la représentation (1789-1799), Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1995 (RP).
– « Benjamin Constant : l’illusion lucide du libéralisme », Préface à Benjamin Constant, Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997, p. 9-115 (IL).
       La Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, coll. Folio-Essais, 1998 (RD).
La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2002 (D).
– « Démocratie, éducation, philosophie » in Marie-Claude Bais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation – Six questions aujourd’hui, Paris, Bayard, 2002, p. 11-42 (DEP).
La Condition historique, Paris, Stock, coll. Les Essais, 2003 (C).
Le Religieux après la religion, en collaboration avec Luc Ferry, Paris, Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2004 (RR).

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La philosophie politique de Marcel Gauchet a pour objectif déclaré de construire une anthropologie. Mais c’est une anthropologie sans langage. En elle-même, cette absence ne prêterait pas à conséquence si elle ne condamnait aussitôt les fondements et les conclusions d’un modèle de l’individuation dont le langage se révèle être justement la condition. En effet, penser dans sa totalité « l’établissement humain-social » (D, XVI), même en revendiquant consciemment le rôle d’une « théorie du langage » (C, 33) aux côtés de la psychanalyse, de la sociologie ou de l’histoire par exemple, ne suffit plus dès lors qu’en s’adressant au cadre moderne de la démocratie cette anthropologie se contente de l’y inclure au même titre que n’importe quelle autre dimension de l’humain et du social. Contre cette logique de pure annexion, additive, il faut opposer un autre point de vue qui considère plus dynamiquement le langage comme un mode d’accès spécifique aux enjeux subjectifs, sociaux et politiques au centre de toute interrogation sur l’humain. De cette nouvelle relation il s’ensuit une relecture qui, loin d’importer un questionnement étranger aux textes et par là d’en amorcer aveuglément le procès, reconnaît en eux au contraire la persistance secrète d’un problème propre à ébranler, dans son effacement même, l’axiologie, les positions et les concepts d’une philosophie qui l’ignore.
Au projet anthropologique de Gauchet répondent, on le sait, plusieurs territoires d’élection. Une part de l’analyse est consacrée à la psychopathologie. On y compte les collaborations avec Gladys Swain, La Pratique de l’esprit humain et Le vrai Charcot. Ajoutons-y L’Inconscient cérébral de signature personnelle. L’éducation et l’école constituent un autre thème d’importance. Pour une philosophie politique de l’éducation écrit avec Marie-Claude Bais et Dominique Ottavi en témoigne qui vient compléter le déjà long article « L’Ecole à l’école d’elle-même » dans La Démocratie contre elle-même (109-169). Mais c’est surtout la religion qui l’emporte dans Le Désenchantement du monde, chantier que poursuit autour de la laïcité La Religion dans la démocratie. En fait, chacun de ces objets est tacitement relié aux autres par une réflexion d’ordre institutionnel et y trouve unité. Qu’il s’agisse de l’appareil asilaire, ecclésial ou scolaire, la figure du pouvoir y devient également centrale et s’organise finalement autour de l’État perçu lui-même dans son cadre politique (la démocratie) et ses origines modernes (le moment révolutionnaire, États-Unis et France compris).
La Révolution des droits de l’homme et La Révolution des pouvoirs déploient cette investigation sous la forme d’un diptyque. Pour Gauchet, une définition qui circonscrirait la démocratie en tant que régime politique à l’intérieur d’une typologie des modes de gouvernement (monarchie, oligarchie, etc.) ne rendrait pas pleinement compte de sa spécificité. Nul ne niera que son émergence implique des ruptures visibles en matière de liberté et d’autorité, de droits et de devoirs, d’administration et de pratique, de comportements et de représentations. Dans ce domaine, Gauchet ne cesse d’ailleurs de nuancer les discontinuités et, réévaluant le cas français, souligne souvent ce qui noue de façon latente l’épisode révolutionnaire dans sa violence originaire et libératrice à l’absolutisme d’Ancien Régime. Il reste que si elle poursuit de la sorte une histoire de l’État tout en changeant de manière irréversible la nature du pouvoir et ses conditions d’exercice, pour ces raisons mêmes, la démocratie se signale d’abord comme « avènement complet de la modernité » (D, XV). L’idée d’achèvement et de totalisation, à résonance encore hégélienne, confère au nouveau gouvernement des hommes la puissance de s’assigner ses propres limites. Étant ce « cadre indépassable » (C, 160), c’est à elle et à elle seule qu’il revient de les transcender.
       Dans le même registre négativement optimal, la Révolution française qui a contribué à la naissance de ce singulier pouvoir des hommes sur eux-mêmes se désigne comme « l’insurpassable révolution des fondements et des fins de la politique selon les Modernes » (RP, 7). Puisqu’elle s’est d’elle-même instituée en fixant ses propres idéaux, elle gagne en retour cette capacité d’agir dialectiquement sur elle-même de l’intérieur de cet horizon à la fois unique et inaugural. Sa conséquence majeure ne se situe pourtant pas à ce niveau. Si l’on pose qu’elle engage et les fondements et les fins, cela implique qu’elle ouvre plus radicalement un nouveau paradigme dans la pensée de l’humain-social. En instaurant la modernité, la démocratie se caractérise par ce que Gauchet appelle « la sortie de la religion » (D, XVII) qui jusqu’alors régissait le fonctionnement collectif et assurait la cohésion des communautés humaines. Elle détermine le passage à une « société de l’histoire » (XVI) enfin pleinement consciente d’elle-même qui au lieu de se définir face à la transcendance divine trouve de manière immanente à se produire. Autant dire que la révolution comme événement et la démocratie comme gouvernement se doublent d’un principe hautement métaphysique : en se substituant à la condition religieuse la condition historique renouvelle l’idée traditionnelle de condition humaine.