Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 8 mars 2017

FILIATIONS (VII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Au début de C, Gauchet situe de lui-même son parcours intellectuel dans « une tradition assez longue qui est en France particulièrement bien représentée » (7). De cet « héritage » (8) qui remonte aux Lumières, il retient surtout deux noms, Montesquieu puis Tocqueville auquel il convient d’ajouter en Allemagne Marx. Au-delà des distributions idéologiques et des lectures que Gauchet est susceptible d’en proposer, cette triple caution s’explique d’abord parce qu’elle brouille positivement les divisions institutionnelles et les classifications génériques. Tandis que Tocqueville fait figure tour à tour de philosophe et d’historien, de son côté, l’auteur de L’Esprit des lois peut être considéré aussi bien comme juriste, philosophe et sociologue qu’en tant qu’anthropologue. À cet ensemble, il manque cependant la littérature, Les Lettres persanes par exemple. En fait, ce lapsus qui révèle un rapport immédiatement manqué à la littérature n’est pas nouveau, cette mise à l’écart est par exemple explicitement assumée dans la longue préface que Gauchet donne dès 1980 à l’anthologie des Écrits politiques de Benjamin Constant. En marge de son étude, quand il veut fort justement défendre « cette œuvre de l’ombre » (IL, 112) condamnée à une hautaine négligence de la part des lecteurs, c’est au prix d’une juxtaposition entre les productions proprement artistiques, Adolphe, Journaux intimes et Le Cahier rouge qui ont consacré Constant en « maître de l’analyse psychologique », et une « œuvre politique » qui depuis une vingtaine d’années « concentre l’intérêt » (7). Rien de ce qui relie les uns aux autres, même de façon souterraine, n’est considéré. L’« histoire des idées » (114) domine la méthode de la lecture. Un sort identique est réservé à « la doctrine psychologique des Idéologues » (22) discrètement évoquée, et les quelques pages qui s’arrêtent à Destutt de Tracy dans RDH se focalisent sur son débat avec Jefferson relativement à l’équilibre des pouvoirs, législatif et exécutif (130-134). Que la pensée du langage et la pensée du politique puissent se rencontrer ou devenir interdépendantes, voilà une question presque étrangère à une philosophie avant tout préoccupée de libéralisme. Quant à la doctrine libérale elle-même, « dans son ensemble et dans ses autres incarnations » (IL, n. 1, 769), Le Temps des prophètes de Paul Bénichou prend place aux côtés des travaux de Pierre Manent, Pierre Rosanvallon, Jean-Claude Lamberti, etc. Chassé de l’énumération, l’homme de la littérature dans son oubli même donne pourtant sa cohérence implicite au modèle intellectuel que se construit Gauchet. Avec Montesquieu en particulier, l’héritage que ce dernier revendique comprend en effet les « observateurs du contemporain » capables de « scruter de près le mouvement du présent » (C, 8). À titre d’empan, la métaphore des Persans servira ici à mesurer quel sens Gauchet se fait véritablement de ce rôle d’observation dans la théorie. Un exemple parmi d’autres. Dans son étude, « Le tournant de 1995 ou les voies secrètes de la société libérale » (D, 296-325), l’auteur ne se contente pas de saisir dans sa singularité un complexe d’événements, il aspire à en dévoiler les principaux ressorts. L’idée de « voies secrètes » implique une part cachée que l’analyse devrait rendre visible. La pensée ressortit d’abord à une volonté d’explicitation, et s’il le faut à un désir de démystification. Elle peut s’énoncer ensuite sous la forme d’une prise de position voire d’une opposition mais l’essentiel réside dans son pouvoir à « démêler » les « faux-semblants » des « réalités » (296). Ainsi, l’évidente contradiction qui, selon Gauchet, habite les mouvements contestataires de décembre 1995 contre les méfaits de la société libérale dont militants et intellectuels acceptent par ailleurs certains principes irrécusables n’appelle qu’une conclusion : « Il arrive que l’histoire impose de penser malgré soi » (321). Dans cette formule se concentre une attitude récurrente qui, confrontée à l’histoire, reçue ici dans sa pleine transcendance, puise ses ressources dans l’ironie. Cette forme apparente de l’impersonnel départage d’un côté des sujets de l’histoire en partie aveugles dans l’action qu’ils mènent, et de l’autre une instance qui se maintient dans une pure extériorité à l’événement. L’ironie pour Gauchet devient ici le gage de la lucidité, elle abrite le penseur et, devant les imprévus du temps, le préserve d’une participation involontaire et irréfléchie aux phénomènes contemporains. Être observateur, c’est entrer en possession de l’interprétation, maîtriser son caractère mouvant. L’ironie n’est sûrement pas le seul procédé en usage dans La Démocratie contre elle-même mais parce qu’elle permet de déjouer l’événement qui se joue tellement de ses acteurs, elle place au cœur de la pensée la dissidence.