Au début de C, Gauchet situe de
lui-même son parcours intellectuel dans « une tradition assez longue qui
est en France particulièrement bien représentée » (7). De cet
« héritage » (8) qui remonte aux Lumières, il retient surtout deux
noms, Montesquieu puis Tocqueville auquel il convient d’ajouter en Allemagne
Marx. Au-delà des distributions idéologiques et des lectures que Gauchet est
susceptible d’en proposer, cette triple caution s’explique d’abord parce
qu’elle brouille positivement les divisions institutionnelles et les
classifications génériques. Tandis que Tocqueville fait figure tour à tour de
philosophe et d’historien, de son côté, l’auteur de L’Esprit des lois peut être considéré aussi bien comme juriste,
philosophe et sociologue qu’en tant qu’anthropologue. À cet ensemble, il manque
cependant la littérature, Les Lettres persanes par exemple. En fait, ce lapsus qui révèle un rapport immédiatement
manqué à la littérature n’est pas nouveau, cette mise à l’écart est par exemple
explicitement assumée dans la longue préface que Gauchet donne dès 1980 à
l’anthologie des Écrits politiques de Benjamin Constant. En marge de son
étude, quand il veut fort justement défendre « cette œuvre de
l’ombre » (IL, 112) condamnée à une hautaine négligence
de la part des lecteurs, c’est au prix d’une juxtaposition entre les
productions proprement artistiques, Adolphe,
Journaux intimes et Le Cahier rouge qui ont consacré Constant en « maître
de l’analyse psychologique », et une « œuvre politique » qui
depuis une vingtaine d’années « concentre l’intérêt » (7). Rien de ce
qui relie les uns aux autres, même de façon souterraine, n’est considéré. L’« histoire
des idées » (114) domine la méthode de la lecture. Un sort identique est
réservé à « la doctrine psychologique des Idéologues » (22)
discrètement évoquée, et les quelques pages qui s’arrêtent à Destutt de Tracy
dans RDH se focalisent sur son débat avec Jefferson relativement à l’équilibre
des pouvoirs, législatif et exécutif (130-134). Que la pensée du langage et la
pensée du politique puissent se rencontrer ou devenir interdépendantes, voilà
une question presque étrangère à une philosophie avant tout préoccupée de
libéralisme. Quant à la doctrine libérale elle-même, « dans son ensemble
et dans ses autres incarnations » (IL, n. 1, 769), Le Temps des prophètes de Paul Bénichou prend place aux côtés des
travaux de Pierre Manent, Pierre Rosanvallon, Jean-Claude Lamberti, etc. Chassé
de l’énumération, l’homme de la littérature dans son oubli même donne pourtant
sa cohérence implicite au modèle intellectuel que se construit Gauchet. Avec
Montesquieu en particulier, l’héritage que ce dernier revendique comprend en
effet les « observateurs du contemporain » capables de « scruter
de près le mouvement du présent » (C, 8). À titre d’empan, la métaphore des
Persans servira ici à mesurer quel sens Gauchet se fait véritablement de ce
rôle d’observation dans la théorie. Un exemple parmi d’autres. Dans son étude,
« Le tournant de 1995 ou les voies secrètes de la société libérale »
(D, 296-325), l’auteur ne se contente pas de saisir dans sa singularité
un complexe d’événements, il aspire à en dévoiler les principaux ressorts.
L’idée de « voies secrètes » implique une part cachée que l’analyse
devrait rendre visible. La pensée ressortit d’abord à une volonté
d’explicitation, et s’il le faut à un désir de démystification. Elle peut
s’énoncer ensuite sous la forme d’une prise de position voire d’une opposition
mais l’essentiel réside dans son pouvoir à « démêler » les
« faux-semblants » des « réalités » (296). Ainsi,
l’évidente contradiction qui, selon Gauchet, habite les mouvements contestataires
de décembre 1995 contre les méfaits de la société libérale dont militants et
intellectuels acceptent par ailleurs certains principes irrécusables n’appelle
qu’une conclusion : « Il arrive que l’histoire impose de penser malgré
soi » (321). Dans cette formule se concentre une attitude récurrente qui,
confrontée à l’histoire, reçue ici dans sa pleine transcendance, puise ses
ressources dans l’ironie. Cette forme apparente de l’impersonnel départage d’un
côté des sujets de l’histoire en partie aveugles dans l’action qu’ils mènent, et
de l’autre une instance qui se maintient dans une pure extériorité à
l’événement. L’ironie pour Gauchet devient ici le gage de la lucidité, elle
abrite le penseur et, devant les imprévus du temps, le préserve d’une
participation involontaire et irréfléchie aux phénomènes contemporains. Être
observateur, c’est entrer en possession de l’interprétation, maîtriser son
caractère mouvant. L’ironie n’est sûrement pas le seul procédé en usage dans La Démocratie contre elle-même mais parce qu’elle permet de déjouer l’événement qui se joue tellement
de ses acteurs, elle place au cœur de la pensée la dissidence.