Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 10 mars 2017

GENÈSE D’UNE ÉTHIQUE : LA DISSIDENCE ET SOLJENITSYNE (VIII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

La notion de dissidence qu’invoque fréquemment l’auteur traduit une esthétique de la conduite intellectuelle. Elle recouvre deux plans continus, une « expérience » propre à développer « un regard politique aigu et averti » (C, 169) et une éthique. Elle ne se dispense pas toutefois de certaines ambiguïtés et dans son acuité même multiplie certaines formes muettes ou indirectes d’adhésion et de consensus. Dans ce cas, la pensée dissidente se révèle être elle-même une pensée malgré soi, vieux cercle logique où, sous prétexte d’hérésie et d’autonomie, elle reconduit l’ordre existant, se fait à nouveau productrice de normes. L’anthropologie philosophique de Gauchet ne se comprend pas, en effet, sans « les leçons de la dissidence » (D, V) associées au contexte des années 70 et aux disputes idéologiques relatives au statut du totalitarisme soviétique. C’est cette genèse qu’achève pleinement l’article inaugural, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique ». Celui-ci consomme définitivement une double rupture, d’une part avec « le parti de l’intelligence[1] » (III) et en son sein l’hégémonie du communisme, d’autre part avec la gauche antitotalitaire. Elle se résume par « l’ampleur de l’effet Soljenitsyne » (id.). L’Archipel du goulag qui paraît en 1974 avait trouvé un écho immédiat chez André Glucksmann, La Cuisinière et le mangeur d’hommes (1975) et surtout Claude Lefort, Un homme en trop (1976). Un an plus tôt, ce dernier a déjà publié un « Commentaire sur L’Archipel du Goulag » dans Textures, revue qu’il anime avec Cornélius Castoriadis et à laquelle collaborent Miguel Abensour, Robert Legros, Marc Richir et Gauchet lui-même. L’ouvrage de Soljenitsyne est l’occasion de méditer le statut d’un discours, ses enjeux politiques à l’Ouest comme à l’Est, les mécanismes de censure, de déni ou d’inhibition dont il est l’objet.
L’exégèse de Lefort procède en effet d’une double visée : une lecture proprement dite du texte, une attention aux effets polémiques de sa réception. Quoiqu’il souligne l’importance du sous-titre (essai d’investigation littéraire), Lefort mesure mal le sens attaché à cet effort de décatégorisation, tant générique qu’axiologique[2]. Certes, il s’inquiète d’une méthode et d’un protocole d’analyse (comment lit-on ?) mais parce qu’il voit dans L’Archipel du Goulag à la fois un récit de vie et une œuvre d’histoire, il n’évite le regard strictement documentaire qu’en maintenant le parallèle fiction / littérature[3]. En bref, il n’accède qu’à de l’énoncé. De l’emblème titulaire il prélève surtout le terme d’investigation et relie subséquemment l’acte d’écriture à une question de connaissance. À la question liminaire « Qu’est-ce que savoir en 1975 ? » qui succède à « Comment lit-on ? » (12) et l’hypothèque aussitôt, il est répondu :
L’investigation s’enracine dans la passion de comprendre du détenu. […] C’est une investigation indéfinie, sans limite, s’engendrant d’une condition privée de sens ; c’est pourquoi elle est littéraire. Elle est immédiatement liée à l’exigence de parler pour vivre et de vivre pour parler, et ne peut que le demeurer. Impossible, dès lors, que le mouvement de la connaissance se défasse d’une conquête de la parole qui nomme les choses et les autres, se défasse de la tâche d’expression : ainsi seulement l’œuvre est dans l’élément de la vérité. (14)
Le récit redécouvre ici l’expérience adamique. Dans cette Genèse à l’envers, la théologie nominative se marie néanmoins aux conceptions littéraires contemporaines. La vérité relaie alors la fiction comme la connaissance et la pensée la parole et l’écriture :
Soljenitsyne a voulu penser ce qui prive de penser. […] Il a connu cette expérience limite dans laquelle, au plus bas degré de l’abjection, des hommes découvrent comme un fait leur humanité – un fait indestructible, naturel, et en tant que tel, surnaturel. (13)
L’homme de la littérature inséparable de son acte de création, comme l’homme du langage l’est de l’acte d’énonciation, disparaît ici sous les catégories universelles d’une très abstraite instance : sens, expression, connaissance, vérité, fait, naturel, tous lieux communs que suscitent régulièrement les récits de génocide et les écrits sur les camps. Lorsque, au plus près d’une poétique, l’exégèse approche pourtant le singulier, elle le rapporte dans son indéfinition et son irréductibilité mêmes à de l’individuel :
[Soljenitsyne] fait entendre constamment la voix de quelqu’un, une voix absolument singulière, dont le timbre, la force, le rythme changent sous l’effet de l’indignation, la douleur, l’humour, l’insulte (comme il est parlé de Gorki) – une voix telle que la traduction (semble-t-il excellente, mais nécessairement imparfaite) est capable de la rendre sensible. Rien de plus remarquable, aussi, à considérer le statut du discours bureaucratique, son anonymat. À un monde déserté par la parole vivante, vouée à la monotonie de l’affirmation, seul pouvait répondre, de ce monde seul pouvait prendre la mesure un homme disant : je. (14)
Ainsi, littérature et politique se rejoignent dans un identique manque-à-être, écart et lacune constitutifs de la critique du totalitarisme dans sa déraison collective. Cette voix désincarnée chez Soljenitsyne qui s’efforce de survivre et de résister représente une véritable allégorie de la dissidence.
En effet, et c’est là un schéma que Gauchet reprend dans le courant de ses essais, le propre du totalitarisme est la négation absolue de l’altérité : il repose sur l’illusion et le fantasme destructeurs d’une société qui coïnciderait complètement avec soi-même. À la différence de la démocratie qui non seulement accepte mais intègre le conflit et l’opposition et ne saurait finalement exister sans cette base minimale de désaccords entre des individus, des groupes ou même des classes, le soviétisme qui excèderait sur ce point le nazisme aspire à réaliser « le social total » et nourrit « la fiction du peuple Un » (36). Cette unité n’est nullement le gage d’une souveraineté et d’une plus grande liberté. À vouloir cette maîtrise entière de soi, le peuple ne s’affranchit pas mais se dépossède au contraire, une aliénation aussi paradoxale qu’inattendue qui le soumet au joug d’une tyrannie nouvelle. Au lieu d’atteindre à la pluralité et à la diversité, la transcendance de l’un aboutit au nom de tous à la transcendance d’un seul :
Le régime stalinien a porté à son accomplissement la représentation d’un peuple rassemblé, sans division interne, tout actif, mobilisé en direction d’un but commun à travers la diversité de ses activités, et, pour cette raison même, dans le même temps, voué à extirper de soi tout ce qui porte atteinte à son intégrité, à éliminer ses parasites, ses nuiseurs, ses déchets. (33)
Et la meilleure méthode est encore la terreur et la violence, les propagandes ayant souvent servi la haine d’une extériorité imaginaire au peuple : de l’Occident corrompu, capitaliste et impérialiste, aux ethnies minoritaires à opprimer en passant par le cas des Juifs. Dans ce cercle idéologique bien connu, Soljenitsyne fait figure de nuiseur puisqu’il vient parasiter la parole officielle du pouvoir.
Plus exactement, l’auteur russe met en crise le système soviétique dont il révèle par ce biais les ressorts et la vérité profonde. L’Archipel du goulag ferait preuve ici d’une réflexivité imprévue. Parce qu’il est « engendré par la société bureaucratique » elle-même, l’écrivain exploité et asservi comme tous en est aussi « le plus grand contradicteur public » (22). À titre d’utopie, il réinscrirait l’opposition et le débat là où ils n’ont jamais existé. L’attitude libertaire de Soljenitsyne « échappe aux catégories de l’idéologie » selon Lefort et peut moins encore « se codifier en une doctrine » (id.). Il s’agit donc d’une puissante alternative critique puisqu’elle ébranle l’idéologie révolutionnaire elle-même. Quoiqu’elle ne saurait se figer à son tour en principe ou en dogme, en revanche, elle dépend pleinement des termes mêmes de l’opposition qui la motive. Les trois modalités qui accompagnent initialement l’écrivain dans son acte, « comme contradicteur, comme transgresseur, comme insoumis » (id.), donnent à penser cependant que la dissidence ne sort pas d’une antinomie circulaire entre autorité et liberté. Chacune de ces modalités se mesure dans tous les cas aux normes d’un pouvoir négateur. Il reste que c’est bien à cette forme de la dissidence que Lefort entend donner le change quand il en examine les conséquences politiques au cœur des démocraties libérales. En rappelant l’aveuglement des observateurs et visiteurs occidentaux, notamment de gauche, devant l’URSS, il confronte l’essai de Soljenitsyne et sa part de risque avec l’absence à l’Ouest de « parole libre » (3) en ce domaine. Fatalement, la dissidence ne pouvait trouver d’écho qu’auprès d’une minorité :
Ce livre, – un livre tel que celui-là, du moins, nous sommes un petit nombre qui l’attendions depuis longtemps : un livre disant ce qu’il en est des prisons et des camps de travail soviétiques… (id.)
En relayant ainsi l’effet Soljenitsyne, l’exégèse pointe les nombreuses dénégations qui habitent l’intelligentsia française depuis l’après-guerre. Celles-ci s’illustrent par exemple dans Les Temps modernes, revue qui « ne rentre pas alors dans les cadres de la gauche progressiste vulgaire » et qui cependant « tient un double langage » (10). D’un côté, « à l’égard de l’URSS, la critique comportait la clause du régime privilégié : relation et analyse des faits ne devaient en aucun cas jeter le discrédit sur une entreprise inaugurée par la Révolution » (7). Le versant Sartre. De l’autre, une pensée quand même « travaillée par une exigence de vérité » (10), notamment avec l’affaire des camps dans les années cinquante. Le versant Merleau-Ponty.


(1) Le parti de l’intelligence est une expression située. Il appartient orginellement aux mouvances maurrassiennes et au manifeste d’Henri Massis en 1919 en réponse à la « Déclaration de l’indépendance de l’Esprit » de Romain Rolland.
(2) Le titre exact de Soljenitsyne est L’Archipel du goulag, 1918-1956 – essai d’investigation littéraire.
(3) Textures, n° 75/10-11, 7e année, Paris, 1975, p. 23.