La notion de dissidence qu’invoque
fréquemment l’auteur traduit une esthétique de la conduite intellectuelle. Elle
recouvre deux plans continus, une « expérience » propre à développer
« un regard politique aigu et averti » (C, 169) et une éthique. Elle ne se dispense pas toutefois de certaines
ambiguïtés et dans son acuité même multiplie certaines formes muettes ou
indirectes d’adhésion et de consensus. Dans ce cas, la pensée dissidente se
révèle être elle-même une pensée malgré soi, vieux cercle logique où, sous prétexte
d’hérésie et d’autonomie, elle reconduit l’ordre existant, se fait à nouveau
productrice de normes. L’anthropologie philosophique de Gauchet ne se comprend
pas, en effet, sans « les leçons de la dissidence » (D, V) associées au contexte des années 70 et aux disputes idéologiques
relatives au statut du totalitarisme soviétique. C’est cette genèse qu’achève
pleinement l’article inaugural, « Les droits de l’homme ne sont pas une
politique ». Celui-ci consomme définitivement une double rupture, d’une
part avec « le parti de l’intelligence »
(III) et en son sein l’hégémonie du communisme, d’autre part avec la gauche
antitotalitaire. Elle se résume par « l’ampleur de l’effet
Soljenitsyne » (id.). L’Archipel du goulag qui
paraît en 1974 avait trouvé un écho immédiat chez André Glucksmann, La Cuisinière et le mangeur d’hommes (1975) et surtout Claude Lefort, Un homme en trop (1976).
Un an plus tôt, ce dernier a déjà publié un « Commentaire sur L’Archipel du Goulag » dans Textures,
revue qu’il anime avec Cornélius Castoriadis et à laquelle collaborent Miguel
Abensour, Robert Legros, Marc Richir et Gauchet lui-même. L’ouvrage de
Soljenitsyne est l’occasion de méditer le statut d’un discours, ses enjeux
politiques à l’Ouest comme à l’Est, les mécanismes de censure, de déni ou
d’inhibition dont il est l’objet.
L’exégèse de Lefort procède en effet d’une
double visée : une lecture proprement dite du texte, une attention aux
effets polémiques de sa réception. Quoiqu’il souligne l’importance du
sous-titre (essai
d’investigation littéraire), Lefort
mesure mal le sens attaché à cet effort de décatégorisation, tant générique
qu’axiologique.
Certes, il s’inquiète d’une méthode et d’un protocole d’analyse (comment lit-on ?) mais parce qu’il voit dans L’Archipel du Goulag à la fois un récit de vie et une œuvre d’histoire,
il n’évite le regard strictement documentaire qu’en maintenant le parallèle
fiction / littérature.
En bref, il n’accède qu’à de l’énoncé. De l’emblème titulaire il prélève
surtout le terme d’investigation et relie subséquemment l’acte d’écriture à
une question de connaissance. À la question liminaire « Qu’est-ce que savoir en 1975 ? » qui succède à « Comment
lit-on ? » (12) et l’hypothèque aussitôt, il est répondu :
L’investigation
s’enracine dans la passion de comprendre du détenu. […] C’est une investigation
indéfinie, sans limite, s’engendrant d’une condition privée de sens ;
c’est pourquoi elle est littéraire. Elle est immédiatement liée à l’exigence de
parler pour vivre et de vivre pour parler, et ne peut que le demeurer.
Impossible, dès lors, que le mouvement de la connaissance se défasse d’une
conquête de la parole qui nomme les choses et les autres, se défasse de la
tâche d’expression : ainsi seulement l’œuvre est dans l’élément de la
vérité. (14)
Le récit redécouvre ici l’expérience adamique.
Dans cette Genèse à l’envers, la
théologie nominative se marie néanmoins aux conceptions littéraires contemporaines.
La vérité relaie alors la fiction comme la connaissance et la pensée la parole
et l’écriture :
Soljenitsyne a voulu
penser ce qui prive de penser. […] Il a connu cette expérience limite dans
laquelle, au plus bas degré de l’abjection, des hommes découvrent comme un fait leur
humanité – un fait indestructible, naturel, et en tant que tel, surnaturel.
(13)
L’homme de la littérature inséparable de son
acte de création, comme l’homme du langage l’est de l’acte d’énonciation,
disparaît ici sous les catégories universelles d’une très abstraite
instance : sens, expression,
connaissance, vérité, fait, naturel, tous lieux communs que suscitent régulièrement les récits de génocide
et les écrits sur les camps. Lorsque, au plus près d’une poétique, l’exégèse
approche pourtant le singulier, elle le rapporte dans son indéfinition et son
irréductibilité mêmes à de l’individuel :
[Soljenitsyne] fait
entendre constamment la voix de quelqu’un, une voix absolument singulière, dont le timbre, la force, le rythme
changent sous l’effet de l’indignation, la douleur, l’humour, l’insulte (comme
il est parlé de Gorki) – une voix telle que la traduction (semble-t-il
excellente, mais nécessairement imparfaite) est capable de la rendre sensible.
Rien de plus remarquable, aussi, à considérer le statut du discours
bureaucratique, son anonymat. À un monde déserté par la parole vivante, vouée à
la monotonie de l’affirmation, seul pouvait répondre, de ce monde seul pouvait
prendre la mesure un homme disant : je. (14)
Ainsi, littérature et politique se rejoignent
dans un identique manque-à-être, écart et lacune constitutifs de la critique du
totalitarisme dans sa déraison collective. Cette voix désincarnée chez
Soljenitsyne qui s’efforce de survivre et de résister représente une véritable
allégorie de la dissidence.
En effet, et c’est là un schéma que Gauchet
reprend dans le courant de ses essais, le propre du totalitarisme est la
négation absolue de l’altérité : il repose sur l’illusion et le fantasme
destructeurs d’une société qui coïnciderait complètement avec soi-même. À la
différence de la démocratie qui non seulement accepte mais intègre le conflit
et l’opposition et ne saurait finalement exister sans cette base minimale de
désaccords entre des individus, des groupes ou même des classes, le soviétisme
qui excèderait sur ce point le nazisme aspire à réaliser « le social
total » et nourrit « la fiction du peuple Un » (36). Cette unité
n’est nullement le gage d’une souveraineté et d’une plus grande liberté. À
vouloir cette maîtrise entière de soi, le peuple ne s’affranchit pas mais se
dépossède au contraire, une aliénation aussi paradoxale qu’inattendue qui le
soumet au joug d’une tyrannie nouvelle. Au lieu d’atteindre à la pluralité et à
la diversité, la transcendance de l’un aboutit au nom de tous à la
transcendance d’un seul :
Le régime stalinien a
porté à son accomplissement la représentation d’un peuple rassemblé, sans
division interne, tout actif, mobilisé en direction d’un but commun à travers
la diversité de ses activités, et, pour cette raison même, dans le même temps,
voué à extirper de soi tout ce qui porte atteinte à son intégrité, à éliminer
ses parasites, ses nuiseurs, ses déchets. (33)
Et la meilleure méthode est encore la terreur
et la violence, les propagandes ayant souvent servi la haine d’une extériorité
imaginaire au peuple : de l’Occident corrompu, capitaliste et impérialiste, aux
ethnies minoritaires à opprimer en passant par le cas des Juifs. Dans ce cercle
idéologique bien connu, Soljenitsyne fait figure de nuiseur puisqu’il vient
parasiter la parole officielle du pouvoir.
Plus exactement, l’auteur russe met en crise
le système soviétique dont il révèle par ce biais les ressorts et la vérité
profonde. L’Archipel du
goulag ferait preuve ici
d’une réflexivité imprévue. Parce qu’il est « engendré par la société
bureaucratique » elle-même, l’écrivain exploité et asservi comme tous en
est aussi « le plus grand contradicteur
public » (22). À
titre d’utopie, il réinscrirait l’opposition et le débat là où ils n’ont jamais
existé. L’attitude libertaire de Soljenitsyne « échappe aux catégories de
l’idéologie » selon Lefort et peut moins encore « se codifier en une
doctrine » (id.). Il s’agit donc d’une puissante
alternative critique puisqu’elle ébranle l’idéologie révolutionnaire elle-même.
Quoiqu’elle ne saurait se figer à son tour en principe ou en dogme, en
revanche, elle dépend pleinement des termes mêmes de l’opposition qui la
motive. Les trois modalités qui accompagnent initialement l’écrivain dans son
acte, « comme contradicteur, comme transgresseur, comme insoumis » (id.), donnent à penser cependant que la
dissidence ne sort pas d’une antinomie circulaire entre autorité et liberté.
Chacune de ces modalités se mesure dans tous les cas aux normes d’un pouvoir
négateur. Il reste que c’est bien à cette forme de la dissidence que Lefort
entend donner le change quand il en examine les conséquences politiques au cœur
des démocraties libérales. En rappelant l’aveuglement des observateurs et
visiteurs occidentaux, notamment de gauche, devant l’URSS, il confronte l’essai
de Soljenitsyne et sa part de risque avec l’absence à l’Ouest de « parole
libre » (3) en ce domaine. Fatalement, la dissidence ne pouvait trouver
d’écho qu’auprès d’une minorité :
Ce livre, – un livre tel
que celui-là, du moins, nous sommes un petit nombre qui l’attendions depuis
longtemps : un livre disant ce qu’il en est des prisons et des camps de travail
soviétiques… (id.)
En relayant ainsi l’effet Soljenitsyne, l’exégèse pointe les nombreuses dénégations
qui habitent l’intelligentsia française depuis l’après-guerre. Celles-ci
s’illustrent par exemple dans Les Temps
modernes, revue qui
« ne rentre pas alors dans les cadres de la gauche progressiste
vulgaire » et qui cependant « tient un double langage » (10).
D’un côté, « à l’égard de l’URSS, la critique comportait la clause du
régime privilégié : relation et analyse des faits ne devaient en aucun cas
jeter le discrédit sur une entreprise inaugurée par la Révolution » (7).
Le versant Sartre. De l’autre, une pensée quand même « travaillée par une
exigence de vérité » (10), notamment avec l’affaire des camps dans les
années cinquante. Le versant Merleau-Ponty.
(1) Le parti de l’intelligence est une expression située. Il appartient orginellement aux mouvances maurrassiennes et au manifeste d’Henri Massis en 1919 en réponse à la « Déclaration de l’indépendance de l’Esprit » de Romain Rolland.
(2) Le titre exact de Soljenitsyne est L’Archipel du goulag, 1918-1956 – essai d’investigation littéraire.
(3) Textures, n° 75/10-11, 7e année, Paris, 1975, p. 23.