Cette interprétation de la dissidence
organise les textes de Gauchet. Le rejet du stalinisme et l’analyse de
l’univers bureaucratique à l’œuvre dans Socialisme ou Barbarie
constituent une alternative fondamentale sans laquelle son idéologie présente
ne s’explique pas. Une opposition récurrente, presque obsessionnelle, structure
son anthropologie entre démocratie et totalitarisme. La dissidence qui se fait
jour à l’Est se traduit peut-être en discorde à l’Ouest. Dans les faits, Gauchet
en radicalise les implications et de la critique du socialisme soviétique il en
vient à la critique du socialisme démocratique au moment même où ce dernier est
sur le point d’accéder au pouvoir en France. Autrement dit, la dissidence
s’élabore en deux temps. D’abord externe, héritée comme une forme
d’insoumission aux régimes oppresseurs, elle apparaît ensuite comme un divorce
interne et nécessaire avec l’aveuglement criminel des variantes collectivistes
: « le gauchisme délirant » (C, 158), « le
maoïsme délirant de la Gauche prolétarienne » (157), tout
« révolutionnarisme » ou même « ouvriérisme » (168). C’est
en effet du point de vue de la raison et de la modération qu’entend se placer cette
parole qui généralise sa critique du communisme au jacobinisme. Ainsi, 93
illustre un autre temps du « délire terroriste », une
« fantasmagorie » qui constitue « la phase
paroxystique-aberrante » (IL, 25-26) des visées et contradictions révolutionnaires.
Car Robespierre est la préfiguration de Staline. Comme pour le communisme, 93 lui paraît
répondre à cette « volonté d’une ressaisie immédiate de la société par
elle-même », aspirant à la « nécessaire unité en acte du peuple et de
sa représentation, de la communauté et des guides, des citoyens et du
Souverain » (26). Entre le despotisme démocratique et le despotisme
totalitaire, la différence ne serait plus qu’une affaire de degrés. En
souhaitant à l’inverse réhabiliter la pensée libérale, sous-estimée ou
caricaturée par la « longue lecture de la Révolution française »
produite « à la lumière rétrospective de la révolution socialiste à faire,
puis enfin faite et incarnée après 1917 » (21), Gauchet n’en recourt pas
moins aux amalgames et pratique ce qu’il dénonce. Il dresse avec sarcasme le
portrait de Constant telle que l’entendrait « la vulgate
jacobino-stalinienne » : « ennemi du peuple, agent véreux de la
bourgeoisie, traître à la cause sacrée de la grandeur nationale, semi-demeuré
incapable de saisir les beautés de la dictature » (id.), etc. Une accumulation de clichés qui travaille à réduire
l’énonciation de l’autre : les thèses d’inspiration marxiste
s’uniformisent dans un anonymat dogmatique, ce qui suffit à épargner à l’auteur
une contre-argumentation rigoureuse et ciblée. La suite logique en est le
discrédit qui pèse sur la Déclaration
des droits de l’homme que propose Robespierre devant la Convention
nationale le 24 avril 1793. Attentif surtout à la « manœuvre de
revers » (RDH, 235) du personnage, l’ouvrage superpose à
l’analyse du texte une psychologie de l’homme de pouvoir : duplicité et
perversion. La stratégie jacobine ressortit avant tout à « l’art politique
de créer du réel avec des mots » (237). Au lieu que la Déclaration des
Constituants avait la force non pas d’un énoncé mais d’un acte à part entière,
les nouveaux principes conventionnels creusent la distance entre « l’idée
et la réalité » (XIX), tension dont les dix-sept articles fondateurs de 89
avaient déjà été le siège. L’aura de la première déclaration repose sur la
conjonction mythique de l’originarité et de la performativité tandis qu’à sa
suite langage et domination s’unissent dans un horizon politique impossible à
actualiser. La parole jacobine fait « miroiter une promesse que l’analyse
de détail dément » (238), ses fulgurances sont gagnées « à coups d’ambiguïtés »
ou de « tours de passe-passe » et les articles de foi qui la
matérialisent sont « vicieusement multipliés » (239)… Toutes
modalisations et appréciations qui ne visent qu’à circonscrire les limites et
les illusions de la révolution par l’égalité. À travers ses formes tour à tour polémiques
et ironiques, la dissidence peut aussi se comprendre de façon plus triviale :
comme opposition aux doctrines de gauche, dans leur diversité présente ou
passée ; comme ralliement au modèle libéral.