Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 10 mars 2017

GENÈSE D’UNE ÉTHIQUE : DE LA DISSIDENCE AU RALLIEMENT (IX. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Cette interprétation de la dissidence organise les textes de Gauchet. Le rejet du stalinisme et l’analyse de l’univers bureaucratique à l’œuvre dans Socialisme ou Barbarie constituent une alternative fondamentale sans laquelle son idéologie présente ne s’explique pas. Une opposition récurrente, presque obsessionnelle, structure son anthropologie entre démocratie et totalitarisme. La dissidence qui se fait jour à l’Est se traduit peut-être en discorde à l’Ouest. Dans les faits, Gauchet en radicalise les implications et de la critique du socialisme soviétique il en vient à la critique du socialisme démocratique au moment même où ce dernier est sur le point d’accéder au pouvoir en France. Autrement dit, la dissidence s’élabore en deux temps. D’abord externe, héritée comme une forme d’insoumission aux régimes oppresseurs, elle apparaît ensuite comme un divorce interne et nécessaire avec l’aveuglement criminel des variantes collectivistes : « le gauchisme délirant » (C, 158), « le maoïsme délirant de la Gauche prolétarienne » (157), tout « révolutionnarisme » ou même « ouvriérisme » (168). C’est en effet du point de vue de la raison et de la modération qu’entend se placer cette parole qui généralise sa critique du communisme au jacobinisme. Ainsi, 93 illustre un autre temps du « délire terroriste », une « fantasmagorie » qui constitue « la phase paroxystique-aberrante » (IL, 25-26) des visées et contradictions révolutionnaires. Car Robespierre est la préfiguration de Staline. Comme pour le communisme, 93 lui paraît répondre à cette « volonté d’une ressaisie immédiate de la société par elle-même », aspirant à la « nécessaire unité en acte du peuple et de sa représentation, de la communauté et des guides, des citoyens et du Souverain » (26). Entre le despotisme démocratique et le despotisme totalitaire, la différence ne serait plus qu’une affaire de degrés. En souhaitant à l’inverse réhabiliter la pensée libérale, sous-estimée ou caricaturée par la « longue lecture de la Révolution française » produite « à la lumière rétrospective de la révolution socialiste à faire, puis enfin faite et incarnée après 1917 » (21), Gauchet n’en recourt pas moins aux amalgames et pratique ce qu’il dénonce. Il dresse avec sarcasme le portrait de Constant telle que l’entendrait « la vulgate jacobino-stalinienne » : « ennemi du peuple, agent véreux de la bourgeoisie, traître à la cause sacrée de la grandeur nationale, semi-demeuré incapable de saisir les beautés de la dictature » (id.), etc. Une accumulation de clichés qui travaille à réduire l’énonciation de l’autre : les thèses d’inspiration marxiste s’uniformisent dans un anonymat dogmatique, ce qui suffit à épargner à l’auteur une contre-argumentation rigoureuse et ciblée. La suite logique en est le discrédit qui pèse sur la Déclaration des droits de l’homme que propose Robespierre devant la Convention nationale le 24 avril 1793. Attentif surtout à la « manœuvre de revers » (RDH, 235) du personnage, l’ouvrage superpose à l’analyse du texte une psychologie de l’homme de pouvoir : duplicité et perversion. La stratégie jacobine ressortit avant tout à « l’art politique de créer du réel avec des mots » (237). Au lieu que la Déclaration des Constituants avait la force non pas d’un énoncé mais d’un acte à part entière, les nouveaux principes conventionnels creusent la distance entre « l’idée et la réalité » (XIX), tension dont les dix-sept articles fondateurs de 89 avaient déjà été le siège. L’aura de la première déclaration repose sur la conjonction mythique de l’originarité et de la performativité tandis qu’à sa suite langage et domination s’unissent dans un horizon politique impossible à actualiser. La parole jacobine fait « miroiter une promesse que l’analyse de détail dément » (238), ses fulgurances sont gagnées « à coups d’ambiguïtés » ou de « tours de passe-passe » et les articles de foi qui la matérialisent sont « vicieusement multipliés » (239)… Toutes modalisations et appréciations qui ne visent qu’à circonscrire les limites et les illusions de la révolution par l’égalité. À travers ses formes tour à tour polémiques et ironiques, la dissidence peut aussi se comprendre de façon plus triviale : comme opposition aux doctrines de gauche, dans leur diversité présente ou passée ; comme ralliement au modèle libéral.