Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 10 mars 2017

LES FORMES RELIGIEUSES DE LA DISSIDENCE (XII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


De l’expérience à l’éthique, la dissidence est le lieu de fabrique d’une autre pensée mais c’est un lieu profondément ambigu. Inséparable d’une ouverture à la pluralité, elle exalte un principe de singularité. Inversement, cette singularité ne se démarque jamais mieux que lorsqu’elle défend les normes disparues ou présentes de la collectivité. Chez Gauchet, un tel ancrage dialectique trouve son point de référence idéal et silencieux dans la spiritualité judéo-chrétienne. La lecture qui en est proposée possède la valeur d’une allégorie. Mais elle contient aussi un imaginaire personnel. Si l’expérience contemporaine permet de reconnaître les formes révolues de la dissidence liées à l’apparition du monothéisme, elle les renouvelle aussi au cœur de la modernité. Plus précisément, l’éthique de la dissidence qui s’offre en grille de lecture des religions antiques trouve à rebours sa révélation dans cette application même. Le prophétisme hébreux se caractérise d’abord par l’émergence d’« une voix singulière, hors la norme » (DM, 150) qui s’élève contre l’opinion régnante et les croyances acquises. Il se dérobe délibérément à la tradition et à la communauté qui la porte, enjeux que le personnage de l’incompris exacerbe « dans sa double dimension de certitude intime et d’inintelligibilité dernière » (id.). Au nom du principe divin et de l’inconduite de ses semblables, le prophète a le pouvoir d’apprécier et de dénoncer, d’annoncer ou de menacer même si son point de vue n’est pas entendu. Son intervention publique est cependant contenue dans certaines limites : « S’il porte un jugement absolument négatif sur la réalité présente, autrement dit, s’il la refuse, il ne la critique pas à proprement parler » (151). À la rigueur, sa parole reste inaccomplie. En face d’une communauté désobéissante, la solitude du prophète est bien la preuve d’une intériorisation de la loi divine. Elle en est simultanément le rappel et la confirmation. Aussi les Elie, Isaïe et autres Jérémie se définissent-ils mieux comme « des dissidents de la conformité » (n. 1, 150) : ils ont d’abord pour fonction de faire observer les commandements. Le messianisme christique, quant à lui, transforme cette logique qui « n’a plus lieu dans l’extériorité visible, mais dans l’invisible dedans des âmes » (159). Aussi la dissidence ne se pratique-t-elle qu’à travers « une distance intérieure » (165). En retrait devant le monde, l’individu est cette fois soumis au joug de l’au-delà, c'est-à-dire voué à une norme universelle. Mais cet autre « conformisme » est d’autant plus puissant qu’il oppose sa rationalité propre aux lois de la cité terrestre qu’il respecte par ailleurs : « Il y a des obéissances plus implacablement dissolvantes que toute révolte » (n. 1, 179). C’est dans les marges même du discours que se construit, suspendue à la discrétion de quelques notes, une politique qui découle directement d’une herméneutique religieuse. L’éthique de la dissidence oscille entre singularité et universalité. Mais ce transfert n’est possible qu’à travers la conformité d’une norme. Le débat en est l’absolu garant. Il empêche la dissidence d’échouer en un individualisme esthétique où règnerait la subversion. Il règle les tensions constitutives aux différences par l’appel à la vérité. Mais il exhibe en même temps un stoïcisme de la critique qui est l’exact contraire de l’utopie. La participation aux idées ne serait-il qu’un nouvel avatar du conservatisme chez Gauchet ? Sous la révolte intellectuelle l’implacable obéissance au réel ?