De l’expérience à l’éthique, la dissidence
est le lieu de fabrique d’une autre pensée mais c’est un lieu profondément
ambigu. Inséparable d’une ouverture à la pluralité, elle exalte un principe de
singularité. Inversement, cette singularité ne se démarque jamais mieux que
lorsqu’elle défend les normes disparues ou présentes de la collectivité. Chez
Gauchet, un tel ancrage dialectique trouve son point de référence idéal et
silencieux dans la spiritualité judéo-chrétienne. La lecture qui en est
proposée possède la valeur d’une allégorie. Mais elle contient aussi un
imaginaire personnel. Si l’expérience contemporaine permet de reconnaître les
formes révolues de la dissidence liées à l’apparition du monothéisme, elle les
renouvelle aussi au cœur de la modernité. Plus précisément, l’éthique de la
dissidence qui s’offre en grille de lecture des religions antiques trouve à
rebours sa révélation dans cette application même. Le prophétisme hébreux se caractérise
d’abord par l’émergence d’« une voix singulière, hors la norme » (DM, 150) qui s’élève contre l’opinion régnante et les croyances acquises.
Il se dérobe délibérément à la tradition et à la communauté qui la porte,
enjeux que le personnage de l’incompris exacerbe « dans sa double
dimension de certitude intime et d’inintelligibilité dernière » (id.). Au nom du principe divin et de l’inconduite de ses semblables, le
prophète a le pouvoir d’apprécier et de dénoncer, d’annoncer ou de menacer même
si son point de vue n’est pas entendu. Son intervention publique est cependant
contenue dans certaines limites : « S’il porte un jugement absolument
négatif sur la réalité présente, autrement dit, s’il la refuse, il ne la critique pas à proprement
parler » (151). À la rigueur, sa parole reste inaccomplie. En face d’une
communauté désobéissante, la solitude du prophète est bien la preuve d’une
intériorisation de la loi divine. Elle en est simultanément le rappel et la
confirmation. Aussi les Elie, Isaïe et autres Jérémie se définissent-ils mieux
comme « des dissidents de la conformité » (n. 1, 150) : ils ont
d’abord pour fonction de faire observer les commandements. Le messianisme
christique, quant à lui, transforme cette logique qui « n’a plus lieu dans
l’extériorité visible, mais dans l’invisible dedans des âmes » (159). Aussi
la dissidence ne se pratique-t-elle qu’à travers « une distance
intérieure » (165). En retrait devant le monde, l’individu est cette fois
soumis au joug de l’au-delà, c'est-à-dire voué à une norme universelle. Mais
cet autre « conformisme » est d’autant plus puissant qu’il oppose sa
rationalité propre aux lois de la cité terrestre qu’il respecte par ailleurs :
« Il y a des obéissances plus implacablement dissolvantes que toute
révolte » (n. 1, 179). C’est dans les marges même du discours que se
construit, suspendue à la discrétion de quelques notes, une politique qui
découle directement d’une herméneutique religieuse. L’éthique de la dissidence
oscille entre singularité et universalité. Mais ce transfert n’est possible
qu’à travers la conformité d’une norme. Le débat en est l’absolu garant. Il
empêche la dissidence d’échouer en un individualisme esthétique où règnerait la
subversion. Il règle les tensions constitutives aux différences par l’appel à
la vérité. Mais il exhibe en même temps un stoïcisme de la critique qui est
l’exact contraire de l’utopie. La participation aux idées ne serait-il qu’un
nouvel avatar du conservatisme chez Gauchet ? Sous la révolte
intellectuelle l’implacable obéissance au réel ?