Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 10 mars 2017

DÉMOCRATISATION ET/OU DROITISATION DE L’INTELLECTUEL ? (XI. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Marcel Gauchet produit une analyse diamétralement inverse. Il y perçoit un phénomène dans « la droite ligne du mouvement de 68 » (8), son ultime avatar et une manière de masquer une impossible réinvention de la société et du pouvoir aux mains de tous. Entre le totalitarisme et le libéralisme, les droits de l’homme ouvrent moins une troisième voie qu’ils ne répondent à « la volonté de se démarquer absolument par rapport à la gauche officielle, politique et syndicale, par rapport à l’extrême gauche, par rapport à l’hyper-gauche, à la sous-gauche et à la pseudo-gauche dont il y a uniment et définitivement assez et c’est peu dire » (id.). La ronde des préfixes, qui résument pour Gauchet les lieux d’une pensée zéro du collectif, amorce le ton cathartique de la suite. La rhétorique des épithètes (si possible antéposées) y voisine avec les composés fétiches du vocabulaire d’appareil et des étiquettes journalistiques : des « bonnes vieilles recettes et sornettes du marxisme-léninisme » nous passons à « la mortuaire et dadaïste partie de bras-de-fer toujours en cours entre stalino-mitterandistes, municipalo-situationnistes, maurasso-léninistes, énarcho-ouvriéristes et autres gaucho-centristes » (8-9). Le sarcasme repose sur l’opposition idéologique des termes ainsi graphiquement reliés qui offrent au final un spectacle « burlesque » (9). Mais si les droits de l’homme se donnent comme un ailleurs du politique, leur utopie n’est qu’un nouvel instrument de mystification. Cette utopie ne change rien à l’ordre d’une société que seul le libéralisme est à même de faire progresser et de réformer. La dissidence par laquelle ils s’affirment est une parodie. Là où Lefort saisit dans ces revendications la conjonction de « l’idée d’une légitimité » et de « la représentation d’une particularité » (art. cit., 32), minorités ethniques, féministes, homosexuels, sous-prolétaires, etc., Gauchet enchérit dans la contradiction et considère surtout qu’elles fournissent « un nom générique » et « une compréhension unifiée à ces grandes affirmations de la différence, sexuelle, ethnique, générationnelle, qui ont marqué la dernière décennie » : des différences qui sont autant de « “dissidences” multiples » (D, 11-12). À terme, on peut donc distinguer deux usages opposés de la dissidence, tous deux générés par le conflit entre le modèle du totalitarisme soviétique et celui de la démocratie libérale. L’un mène, sans prendre de risque véritable, à une « radicalité onirique » (194) qui dans l’esthétique de la rupture dissimule « une attitude profondément démissionnaire » (C, 161). Cette forme nouvelle n’a au fond pas davantage de validité que « la rhétorique du grand refus » (D, 297) qui maintenait les révolutionnaires et l’utopie marxiste à la périphérie du pouvoir, en constante déprise sur leur propre destin. L’autre, implicitement mise en œuvre, se lit dans l’attitude de Gauchet lui-même vis-à-vis de son camp d’origine et de Lefort. Elle doit donc être comprise dans son issue autobiographique : « Je suis devenu un démocrate conséquent en rompant toute amarre avec l’extrême gauche » (C, 160), et un peu plus loin, « J’ai “viré à droite”, en somme, en me ralliant à la politique normale » (161). Ainsi redéfinie et pratiquée, la dissidence n’est plus subversive mais légaliste. Elle a pour autorité les règles du contrat social. S’il y a une théorie du politique, cette dernière se produira en fonction des mêmes présupposés dont on peut toujours livrer une généalogie sans toutefois les remettre en cause fondamentalement. La dissidence conduit à la démocratie comme norme et se conjugue du même coup avec un attachement conservateur au rôle des institutions et à une vision libérale de l’indépendance. Dans cette genèse, plusieurs caractéristiques méritent d’être relevées qui forment autant de constantes dans l’anthropologie de Gauchet. Une volonté de délocalisation politique d’abord qui s’y double du refus de l’autorité au sein même de l’autorité. Quoique l’auteur se soit dans un premier temps situé « nulle part, ou dans les marges spontanéistes du gauchisme » (25), son spontanéisme se marie difficilement avec « les relents de la culture polémique, scissionniste, autoritaire de l’ultragauche antiautoritaire » (159) qu’il perçoit dans l’équipe éditoriale de Libre. L’authentique liberté est un individualisme libertaire qui sait préserver à chaque fois une dynamique de l’émancipation. Elle se traduit par une réserve et une méfiance face aux mouvements, aux événements, aux discours qui favorisent le développement de nouvelles formes de pouvoir. Elle représente une affirmation de l’autonomie et devient à son tour synonyme d’une différence de position. La dissidence comme différence, ailleurs tellement stigmatisée, est ici le fruit d’un apprentissage, « raisonner de manière indépendante » (26), et peut s’assumer à la façon de Soljenitsyne comme voix minoritaire mais du moment qu’elle a la loi du collectif pour elle. En effet, à mesure qu’elle s’écarte ostensiblement des modes de pensée dominants, ou si l’on préfère des pensées progressistes et révolutionnaires, elle contribuerait à renforcer la démocratisation de l’intellectuel.