Marcel Gauchet produit une analyse
diamétralement inverse. Il y perçoit un phénomène dans « la droite ligne
du mouvement de 68 » (8), son ultime avatar et une manière de masquer une
impossible réinvention de la société et du pouvoir aux mains de tous. Entre le
totalitarisme et le libéralisme, les droits de l’homme ouvrent moins une
troisième voie qu’ils ne répondent à « la volonté de se démarquer
absolument par rapport à la gauche officielle, politique et syndicale, par
rapport à l’extrême gauche, par rapport à l’hyper-gauche, à la sous-gauche et à
la pseudo-gauche dont il y a uniment et définitivement assez et c’est peu
dire » (id.). La ronde des préfixes, qui résument pour
Gauchet les lieux d’une pensée zéro du collectif, amorce le ton cathartique de
la suite. La rhétorique des épithètes (si possible antéposées) y voisine avec
les composés fétiches du vocabulaire d’appareil et des étiquettes
journalistiques : des « bonnes vieilles recettes et sornettes du
marxisme-léninisme » nous passons à « la mortuaire et dadaïste partie
de bras-de-fer toujours en cours entre stalino-mitterandistes,
municipalo-situationnistes, maurasso-léninistes, énarcho-ouvriéristes et autres
gaucho-centristes » (8-9). Le sarcasme repose sur l’opposition idéologique
des termes ainsi graphiquement reliés qui offrent au final un spectacle
« burlesque » (9). Mais si les droits de l’homme se
donnent comme un ailleurs du politique, leur utopie n’est qu’un nouvel
instrument de mystification. Cette utopie ne change rien à l’ordre d’une
société que seul le libéralisme est à même de faire progresser et de réformer.
La dissidence par laquelle ils s’affirment est une parodie. Là où Lefort saisit
dans ces revendications la conjonction de « l’idée d’une légitimité »
et de « la représentation d’une particularité » (art. cit., 32),
minorités ethniques, féministes, homosexuels, sous-prolétaires, etc., Gauchet enchérit
dans la contradiction et considère surtout qu’elles fournissent « un nom
générique » et « une compréhension unifiée à ces grandes affirmations
de la différence, sexuelle, ethnique, générationnelle, qui ont marqué la
dernière décennie » : des différences qui sont autant de
« “dissidences” multiples » (D, 11-12). À terme, on peut donc distinguer deux usages
opposés de la dissidence, tous deux générés par le conflit entre le modèle du
totalitarisme soviétique et celui de la démocratie libérale. L’un mène, sans
prendre de risque véritable, à une « radicalité onirique » (194) qui
dans l’esthétique de la rupture dissimule « une attitude profondément
démissionnaire » (C, 161). Cette forme nouvelle n’a au fond pas
davantage de validité que « la rhétorique du grand refus » (D, 297) qui maintenait les révolutionnaires et l’utopie marxiste à la
périphérie du pouvoir, en constante déprise sur leur propre destin. L’autre,
implicitement mise en œuvre, se lit dans l’attitude de Gauchet lui-même vis-à-vis
de son camp d’origine et de Lefort. Elle doit donc être comprise dans son issue
autobiographique : « Je suis devenu un démocrate conséquent en rompant
toute amarre avec l’extrême gauche » (C, 160), et un peu
plus loin, « J’ai “viré à droite”, en somme, en me ralliant à la politique
normale » (161). Ainsi redéfinie et pratiquée, la dissidence n’est plus
subversive mais légaliste. Elle a pour autorité les règles du contrat social.
S’il y a une théorie du politique, cette dernière se produira en fonction des
mêmes présupposés dont on peut toujours livrer une généalogie sans toutefois
les remettre en cause fondamentalement. La dissidence conduit à la démocratie
comme norme et se conjugue du même coup avec un attachement conservateur au
rôle des institutions et à une vision libérale de l’indépendance. Dans cette
genèse, plusieurs caractéristiques méritent d’être relevées qui forment autant
de constantes dans l’anthropologie de Gauchet. Une volonté de délocalisation
politique d’abord qui s’y double du refus de l’autorité au sein même de
l’autorité. Quoique l’auteur se soit dans un premier temps situé « nulle
part, ou dans les marges spontanéistes du gauchisme » (25), son
spontanéisme se marie difficilement avec « les relents de la culture polémique,
scissionniste, autoritaire de l’ultragauche antiautoritaire » (159) qu’il
perçoit dans l’équipe éditoriale de Libre. L’authentique liberté est un
individualisme libertaire qui sait préserver à chaque fois une dynamique de
l’émancipation. Elle se traduit par une réserve et une méfiance face aux
mouvements, aux événements, aux discours qui favorisent le développement de
nouvelles formes de pouvoir. Elle représente une affirmation de l’autonomie et
devient à son tour synonyme d’une différence de position. La dissidence comme
différence, ailleurs tellement stigmatisée, est ici le fruit d’un
apprentissage, « raisonner de manière indépendante » (26), et peut
s’assumer à la façon de Soljenitsyne comme voix minoritaire mais du moment
qu’elle a la loi du collectif pour elle. En effet, à mesure qu’elle s’écarte
ostensiblement des modes de pensée dominants, ou si l’on préfère des pensées
progressistes et révolutionnaires, elle contribuerait à renforcer la
démocratisation de l’intellectuel.