Le texte qui suit a
une histoire, il est même résolument daté. Aussi bien par ses objectifs et sa
méthode que par les connaissances et les lectures, le ton et la capacité d’analyse.
Il appartient plus à l’archive personnelle, un inédit, qu’à l’activité en cours de
recherche. Il a longtemps voisiné avec l’oubli, même si l’observation du phénomène
s’est poursuivie pour moi selon d’autres chemins, d’autres traverses. Au
départ, il prend place dans le cadre d’un chantier collectif, à l’initiative du
groupe Polart (http://polartnet.free.fr/chantiers/chantiers.php)
vers 2002-2003, suite à la publication de l’ouvrage de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête
sur les nouveaux réactionnaires (Seuil, 2002 / 2016). Il est de multiples raisons,
contingentes et nécessaires, à l’échec de ce chantier. Et le terrain a été plus
récemment investi par des instruments et des regards différents. Voir Marc
Angenot, La
Querelle des « nouveaux réationnaires » et la critique des Lumières, Montréal, Discours social, XLV, 2014 ; Pascal
Durand et Sarah Sindaco, Le Discours « néo-réactionnaire », Paris, CNRS
Éditions, 2015 (références déjà signalées dans mon post du 07.08.16). Le texte
devait être initialement centré sur le cas Marcel Gauchet et spécialement La Démocratie contre
elle-même
(Gallimard, 2002). Depuis l’auteur a complété un long ouvrage, L’Avènement de la démocratie (2007-2017) en
quatre volumes ; une telle publication dénonce les limites des quelques
critiques exposées ci-dessous. Il y reste néanmoins un centre problématique,
que je donne par fragments successifs, avec quelques retouches minimales. Parole située, quoi qu'il en soit.
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En 1980, lorsque paraît le premier numéro du Débat, un diagnostic
global accompagne la présentation de la revue. Une époque tombe alors sous le
coup d’un jugement brutal : « Le Débat, parce qu’en
France il n’y en a pas ».
L’objectif se voit d’emblée défini, d’une part restaurer le dialogue, d’autre
part réinventer la pensée : « Le Débat est ouvert à tout
et à tous » (id.). Une volonté
de transcender les clivages idéologiques s’affiche : « entre la
gauche qui voudrait se renouveler » et « la droite qui refuserait de
se répéter ».
Il s’agit en fait d’abattre tous les dualismes qui sclérosent l’esprit au nom
de l’impartialité et de la liberté : « entre le savant et
l’administrateur, l’écrivain et l’utilitaire, l’intellectuel et le
technicien » (id.). Depuis,
l’éthique intellectuelle, fondée sur « la confrontation » (id.), s’est éclipsée. Les intentions
l’ont cédé à une inspiration essentiellement libérale et conservatrice.
Mais le diagnostic d’origine s’est répandu.
L’absence de débat serait aujourd’hui générale. Avec « la mort des
intellectuels », ce motif fait partie du nouveau Dictionnaire des idées reçues. Le débat fait toujours figure de cheval de
bataille mais sa nécessité nourrit à proportion la mélancolie des
contemporains. Son reflux dramatique, sans cesse martelé et imposé comme une
évidence qu’on n’interroge plus, serait le signe d’une crise profonde de la
démocratie à laquelle les incertitudes du pouvoir et les aléas collectifs les
plus récents apporteraient la suprême confirmation. De ce néant singulier
certains se satisferaient, donnant libre cours au cynisme ou au nihilisme.
D’autres s’efforceraient au contraire de réintroduire l’échange et le partage
d’idées. Dans chaque cas, la question du débat représente ce laboratoire unique
où se construisent à la fois un usage de la critique et une pensée du politique.
C’est la valeur de ce rapport qui sera au
centre des lignes qui suivent. La disparition du débat ou son retour sous la forme
d’un impératif catégorique illustrent selon des versants opposés un même modèle
politique, des conceptions corrélées de l’histoire, du sujet et de la société
qui s’enracinent en dehors de toute discursivité. L’idée
de démocratie, pourtant intrinsèquement liée à la
catégorie critique et politique du débat,
en ressort mutilée. La littérature et l’art en sont les distants révélateurs à
travers le rôle marginal qu’ils occupent au sein de cette économie, et montrent
rétroactivement quel statut est le leur quand se trouve en jeu la réinvention
du politique, c'est-à-dire finalement la critique de la démocratie.
Une étude de cas vérifiera cette proposition
d’ensemble. On se concentrera ici sur Marcel Gauchet, l’un des membres
fondateurs du Débat. Tour à tour éditorialiste, philosophe,
historien et même discret militant, son parcours est exemplaire par le style
intellectuel qu’il a su imposer. Style circonstanciel, objet de tant d’éloges
aujourd’hui, expression d’une philosophie politique qui ne se pratique pas, à
des degrés divers, sans la discussion, la controverse ou la polémique.
L’ouvrage emblématique reste sur ce point La Démocratie contre elle-même, ensemble d’articles parus de 1980 à 2000 dans plusieurs numéros du Débat. Cette philosophie en acte qui expose ses procédés aspire à fonder une
anthropologie, et spécialement une anthropologie démocratique. Mais dans sa
dimension politique ce projet se trouve subordonné à une interprétation
littéralement religieuse de l’homme : il ouvre sur une
métaphysique du lien. Le débat est ce
genre de la pensée qui règle moins les différends
et les opinions qu’il ne conjure d’abord la séparation tragique entre les
individus, source immédiate de leur existence au présent.