Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 6 mars 2017

L’ART COMME MALENTENDU (V. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)

Des deux autres aspects du religieux, l’art et la pensée, la question de l’être-soi est évidemment à la base. En fait d’art chez Gauchet il s’agirait plutôt d’« expérience esthétique » (DM, 296), « et de manière plus vaste » d’« expérience imaginaire » (RR, 110). D’avance, le syntagme « et de manière plus vaste » introduit une dilution de l’objet. Avec l’idée d’esthétique, non seulement la littérature à travers ses genres (poésie, roman, etc.) constitue, mêlée aux arts (expressions plastiques et musicales), un terme singulier dont le statut n’est à aucun moment questionné mais l’art lui-même se voit entièrement assimilé à une rationalité de la perception, de la sensation et de l’affect. Une corrélation s’en dégage immédiatement. Si l’art se définit comme « la continuation du sacré par d’autres moyens », il réalise la « rencontre matérielle entre la surnature et la nature » (RR, 65). Sous le signe là encore de l’ontologie négative, « la présence de l’absence », il se définit avant tout au titre d’une « activité autonome d’exploration du sensible » (DM, 297). Dans ce cadre, une vulgate tient lieu de théorie. À l’éclectisme des références critiques qui prêtent au discours une allure informée (P. Bénichou, J.-M. Schaeffer entre autres, voir RD, 33-34) répond un pêle-mêle d’allusions où se croisent Bonnefoy, Proust, Balzac et Kafka pour le domaine littéraire, l’impressionnisme, le surréalisme et l’abstraction dans le domaine pictural. Mais qu’on envisage un mouvement sans nom d’auteur ou au contraire la singularité d’une œuvre, dans chaque cas ce sont plus des stéréotypes que des analyses. D’un côté « la reviviscence proustienne » ou « l’incantation pure d’une parole indéchiffrable », évocation probable de l’hermétisme mallarméen en des termes proches de l’abbé Bremond (La Poésie pure, 1927) ; de l’autre « sous la surface de la ville et de l’histoire les profondeurs hallucinées d’un univers secret » (DM, 298) : La Comédie humaine ou Le Procès. Il n’est pas jusqu’au schème avant-gardiste de l’art, subversif et révolutionnaire, à travers « son explosion-radicalisation des deux derniers siècles en particulier, tant du point de vue de la mutation de ses formes expressives que du point de vue de la démultiplication prodigieuse de ses formes de consommation » (id.), qui ne s’explique par une hantise désespérée du sens jusque dans sa négation. Entre la « fracture “moderne” » incarnée par Manet, Baudelaire, Flaubert ou Wagner (mais pourquoi pas Delacroix, Mallarmé, Balzac ou Verdi ?) et le temps « proprement “contemporain” », l’art épuiserait jusqu’au bout sa logique d’être « une pure fin en lui-même » (D, 289). Interprétation autotélique du « principe de l’art pour l’art » (ibid., 290) dont, historiquement, il existe pourtant des versions divergentes sinon contradictoires. Faute d’un retour aux textes et aux œuvres, le récit que Gauchet propose de la modernité artistique et de son « ressort spirituel » (D, 290) est assez convenu. Déjà entendu. Ainsi, « la rupture non figurative, chez Kandinsky, Malevitch ou Mondrian » est l’exemple d’une démarche créatrice qui va « s’enfermant dans l’exclusivisme d’une activité autosuffisante » (id.). L’hypothèse spéculaire a donc ses dangers. Mais en même temps elle est stratégiquement nécessaire à la démonstration d’ensemble. Si sévère à l’endroit de la critique textualiste dont il souligne « le fiasco géant » et l’intrinsèque pauvreté, « le texte ne parle que de lui-même » (C, 45), Gauchet en maintient toutefois l’explication sacralisante. Il y voit une preuve du religieux et de sa persistance.
Dans cette esthétique, l’œuvre s’applique encore à « établir la dissemblance du monde » (id.), elle nous le révèle « sous un jour inconnu, en nous le présentant comme autre, comme ouvert sur un mystère que nous ne lui connaissons pas » (297). Suivant la tradition phénoménologique, et spécialement heideggérienne, elle atteint « la vérité du monde » (299), travaille au dévoilement. Autrement dit, après que les mutations des formes subjectives, sous l’influence notamment de l’inconscient, ont redéployé la dialectique de l’identité et de l’altérité, c’est maintenant au tour de l’art d’assumer ce rapport dans le registre du sensible. Mais le regard essentialiste qui le sous-tend dissimule une opposition moins métaphysique qu’idéologique. Entre la quête du sacré et l’« arrachement à l’identité routinière du quotidien » (297), le rejet de l’ici-bas dans son épaisseur irréductiblement mondaine et matérielle se donne pour contrepartie une interprétation élitaire sinon élitiste de l’art. Une phraséologie en décline les propriétés sous l’angle de la profondeur et de l’absolu, du retrait et de la hauteur : « Vertige de l’abîme musical, altitude pathétique du poème, passion éperdue de l’intrigue romanesque, absorption onirique dans l’image » (298). Tandis que la musique déplie l’irrationnel, le poème poursuit cette charge émotionnelle aux moyens d’une rhétorique. Quant au roman, il se voit immédiatement réduit à l’histoire et à sa narration. Évitant à dessein le terme d’évasion et sa logique trop ouvertement hédoniste, l’idée d’absorption onirique n’en réactive pas moins les cadres usés d’une psychologie de la réception. L’acte de création se trouve de la sorte préservé de la vie elle-même. Non seulement son usage est compensatoire mais s’il se caractérise bien comme cette « religion de substitution » (RD, 32) c’est au niveau ineffable, entre abîme et altitude.
Cette puissance esthétique des œuvres s’explique par le rapport que l’homme noue avec la masse d’être qui l’entoure. Gauchet parle ainsi de « notre saisie du monde » (DM, 296), de « notre engagement dans les choses », « la façon de recevoir leur apparence » ou encore de « l’appréhension imaginaire du réel » (297). Il en envisage la part à la fois active et passive. Or parce qu’il puise ici aux sources étymologiques de l’aisthesis tout en considérant avec nuance qu’il n’existe pas « de rapport neutre au réel qui serait de simple enregistrement perceptif des données » (296-297), l’auteur reste muet sur cette action effective de l’art. Comment une œuvre transforme notre rapport au réel rien n’est dit sinon que grâce à cette œuvre « nous communiquons avec ce qui fut pour des millénaires le sens du sacré » (id.). La communication est la métaphore d’une relation qui annihile justement toute spécificité discursive ou le vis-à-vis que cette communication entraîne avec elle entre langage et art. De même, notre lien au réel a beau être « pénétré d’imaginaire et articulé par lui » (297), les modalités qu’emprunte cet imaginaire ne sont nulle part qualifiées. L’idée d’articulation, tellement caractéristique de la rhétorique de Gauchet, diffère prudemment l’effort conceptuel. Une proposition commune subsiste néanmoins : « notre capacité d’émotion au spectacle des choses » (296). C’est qu’au lieu de l’aventure du langage, de la couleur ou du son conçue dans le mouvement d’une historicité, l’esthétique entend l’expérience comme vécu affectif et perceptif. Elle se double même d’une requête extérieure à l’art, et là réside le malentendu fondamental : à « la vérité du monde » répond chez elle « la beauté du monde » (299). Mais le problème de l’art est peut-être moins la beauté du monde que le beau comme historicité-spécificité. Ce que posait par exemple Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne par « une théorie rationnelle et historique* » du beau.
    Au fond, qu’est-ce que le religieux sinon l’assimilation récurrente de la poésie à la poésie des choses ? La confusion persistante entre la création plastique ou musicale et les référents qu’elle met ou ne met pas en jeu ? À diluer de la sorte la valeur comme singularité au sein des valeurs universelles dont l’œuvre d’art serait par ailleurs le meilleur garant, c’est à la naissance d’un culte de la représentation que l’on assiste. Rien ne le désigne mieux que l’insistance qui affecte la catégorie du paysage : « la magie impressionniste de la touche et de la couleur » en dégage une « vérité indiciblement enfouie » alors que l’essai surréaliste par « son étrangeté radicale » rend sensible au spectateur « quelque chose que nous ne saurons jamais et dont cependant nous sommes sûrs » (298). De fait, les sentiments invoqués (magie, indiciblement, étrangeté, nous sommes sûrs) dispensent d’un commentaire réglé sur la peinture. Et l’aveu d’impuissance est à son comble devant les réalisations du XXe siècle : "Pour finir, la représentation qui ne représente rien, mais dont le jeu abstrait de lignes et de taches, en l’absence et du dehors du monde continue de nous parler du monde où nous vivons.(id.) Mais comment ? À l’intuition que l’art poursuit une dynamique d’invention répond un énoncé sans portée heuristique aucune : « la représentation qui ne représente rien ». Les diverses innovations et expérimentations du siècle qui vient de s’écouler sont peut-être moins le signe d’une crise de la représentation mais de son inadéquation conceptuelle, la plastique moderne et contemporaine conservant et réinventant dans l’infiguré ou l’infigurable sa spécificité. Ce qui rétroactivement devrait aussi conduire à inquiéter l’usage du concept quand on lui assigne les œuvres du passé. À travers la représentation, l’art ne dénonce pas seulement une aporie de l’esthétique. Il met plus gravement en cause le religieux dans la fonction anthropologique que lui reconnaît Gauchet.

* Baudelaire, Oeuvres complètes, t. II, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1976, p. 685.