Des deux autres aspects du religieux, l’art
et la pensée, la question de l’être-soi est évidemment à la base. En fait d’art
chez Gauchet il s’agirait plutôt d’« expérience esthétique » (DM,
296), « et de manière plus vaste » d’« expérience
imaginaire » (RR, 110).
D’avance, le syntagme « et de manière plus vaste » introduit une
dilution de l’objet. Avec l’idée d’esthétique, non seulement la littérature à
travers ses genres (poésie, roman, etc.) constitue, mêlée aux arts (expressions
plastiques et musicales), un terme singulier dont le statut n’est à aucun
moment questionné mais l’art lui-même se voit entièrement assimilé à une
rationalité de la perception, de la sensation et de l’affect. Une corrélation
s’en dégage immédiatement. Si l’art se définit comme « la continuation du
sacré par d’autres moyens », il réalise la « rencontre matérielle
entre la surnature et la nature » (RR, 65). Sous le signe là encore de l’ontologie négative, « la
présence de l’absence », il se définit avant tout au titre d’une
« activité autonome d’exploration du sensible » (DM, 297). Dans ce cadre, une vulgate tient
lieu de théorie. À l’éclectisme des références critiques qui prêtent au
discours une allure informée (P. Bénichou, J.-M. Schaeffer entre autres, voir RD,
33-34) répond un pêle-mêle d’allusions où se croisent Bonnefoy, Proust, Balzac
et Kafka pour le domaine littéraire, l’impressionnisme, le surréalisme et
l’abstraction dans le domaine pictural. Mais qu’on envisage un mouvement sans
nom d’auteur ou au contraire la singularité d’une œuvre, dans chaque cas ce
sont plus des stéréotypes que des analyses. D’un côté « la reviviscence
proustienne » ou « l’incantation pure d’une parole
indéchiffrable », évocation probable de l’hermétisme mallarméen en des
termes proches de l’abbé Bremond (La
Poésie pure, 1927) ; de l’autre
« sous la surface de la ville et de l’histoire les profondeurs hallucinées
d’un univers secret » (DM, 298) : La Comédie humaine ou Le
Procès. Il n’est pas jusqu’au schème
avant-gardiste de l’art, subversif et révolutionnaire, à travers « son
explosion-radicalisation des deux derniers siècles en particulier, tant du
point de vue de la mutation de ses formes expressives que du point de vue de la
démultiplication prodigieuse de ses formes de consommation » (id.),
qui ne s’explique par une hantise désespérée du sens jusque dans sa négation.
Entre la « fracture “moderne” » incarnée par Manet, Baudelaire,
Flaubert ou Wagner (mais pourquoi pas Delacroix, Mallarmé, Balzac ou
Verdi ?) et le temps « proprement “contemporain” », l’art
épuiserait jusqu’au bout sa logique d’être « une pure fin en
lui-même » (D, 289). Interprétation autotélique du
« principe de l’art pour l’art » (ibid., 290) dont, historiquement,
il existe pourtant des versions divergentes sinon contradictoires. Faute d’un
retour aux textes et aux œuvres, le récit que Gauchet propose de la modernité
artistique et de son « ressort spirituel » (D, 290) est assez convenu.
Déjà entendu. Ainsi, « la rupture non figurative, chez Kandinsky,
Malevitch ou Mondrian » est l’exemple d’une démarche créatrice qui va « s’enfermant
dans l’exclusivisme d’une activité autosuffisante » (id.).
L’hypothèse spéculaire a donc ses dangers. Mais en même temps elle est
stratégiquement nécessaire à la démonstration d’ensemble. Si sévère à l’endroit
de la critique textualiste dont il souligne « le fiasco géant » et
l’intrinsèque pauvreté, « le texte ne parle que de lui-même » (C,
45), Gauchet en maintient toutefois l’explication sacralisante. Il y voit une preuve
du religieux et de sa
persistance.
Dans cette esthétique, l’œuvre s’applique
encore à « établir la dissemblance du monde » (id.), elle nous le révèle « sous un jour inconnu, en nous le
présentant comme autre, comme ouvert sur un mystère que nous ne lui connaissons
pas » (297). Suivant la tradition phénoménologique, et spécialement
heideggérienne, elle atteint « la vérité du monde » (299), travaille
au dévoilement. Autrement dit, après que les mutations des formes subjectives,
sous l’influence notamment de l’inconscient, ont redéployé la dialectique de
l’identité et de l’altérité, c’est maintenant au tour de l’art d’assumer ce
rapport dans le registre du sensible. Mais le regard essentialiste qui le
sous-tend dissimule une opposition moins métaphysique qu’idéologique. Entre la
quête du sacré et l’« arrachement à l’identité routinière du
quotidien » (297), le rejet de l’ici-bas dans son épaisseur
irréductiblement mondaine et matérielle se donne pour contrepartie une
interprétation élitaire sinon élitiste de l’art. Une phraséologie en décline
les propriétés sous l’angle de la profondeur et de l’absolu, du retrait et de
la hauteur : « Vertige de l’abîme musical, altitude pathétique du
poème, passion éperdue de l’intrigue romanesque, absorption onirique dans
l’image » (298). Tandis que la musique déplie l’irrationnel, le poème
poursuit cette charge émotionnelle aux moyens d’une rhétorique. Quant au roman,
il se voit immédiatement réduit à l’histoire et à sa narration. Évitant à
dessein le terme d’évasion et sa logique trop ouvertement hédoniste, l’idée d’absorption onirique n’en
réactive pas moins les cadres usés d’une psychologie de la réception. L’acte de
création se trouve de la sorte préservé de la vie elle-même. Non seulement son
usage est compensatoire mais s’il se caractérise bien comme cette
« religion de substitution » (RD, 32) c’est au niveau
ineffable, entre abîme et altitude.
Cette puissance esthétique des œuvres
s’explique par le rapport que l’homme noue avec la masse d’être qui l’entoure.
Gauchet parle ainsi de « notre saisie du monde » (DM, 296), de « notre engagement dans les choses », « la
façon de recevoir leur apparence » ou encore de « l’appréhension
imaginaire du réel » (297). Il en envisage la part à la fois active et
passive. Or parce qu’il puise ici aux sources étymologiques de l’aisthesis tout en considérant avec nuance qu’il n’existe pas « de rapport
neutre au réel qui serait de simple enregistrement perceptif des données »
(296-297), l’auteur reste muet sur cette action effective de l’art. Comment une
œuvre transforme notre rapport au réel rien n’est dit sinon que grâce à cette
œuvre « nous communiquons avec ce qui fut pour des millénaires le sens du
sacré » (id.). La communication est la
métaphore d’une relation qui annihile justement toute spécificité discursive ou le vis-à-vis que cette communication entraîne avec elle entre langage et art. De même, notre lien au réel a beau être « pénétré
d’imaginaire et articulé par lui » (297), les modalités qu’emprunte cet
imaginaire ne sont nulle part qualifiées. L’idée d’articulation, tellement caractéristique de la rhétorique de Gauchet, diffère
prudemment l’effort conceptuel. Une proposition commune subsiste
néanmoins : « notre capacité d’émotion au spectacle des choses »
(296). C’est qu’au lieu de l’aventure du langage, de la couleur ou du son
conçue dans le mouvement d’une historicité, l’esthétique entend l’expérience
comme vécu affectif et perceptif. Elle se double même d’une requête extérieure à
l’art, et là réside le malentendu fondamental : à « la vérité du
monde » répond chez elle « la beauté du monde » (299). Mais le
problème de l’art est peut-être moins la beauté du monde que le beau comme historicité-spécificité.
Ce que posait par exemple Baudelaire dans Le Peintre
de la vie moderne par « une théorie rationnelle et
historique* »
du beau.
Au
fond, qu’est-ce que le religieux sinon l’assimilation récurrente de la poésie à
la poésie des choses ? La confusion persistante entre la création
plastique ou musicale et les référents qu’elle met ou ne met pas en jeu ?
À diluer de la sorte la valeur comme singularité au sein des valeurs
universelles dont l’œuvre d’art serait par ailleurs le meilleur garant, c’est à
la naissance d’un culte de la représentation que l’on assiste. Rien ne le
désigne mieux que l’insistance qui affecte la catégorie du paysage :
« la magie impressionniste de la touche et de la couleur » en dégage
une « vérité indiciblement enfouie » alors que l’essai surréaliste
par « son étrangeté radicale » rend sensible au spectateur
« quelque chose que nous ne saurons jamais et dont cependant nous sommes
sûrs » (298). De fait, les sentiments invoqués (magie, indiciblement, étrangeté, nous sommes sûrs) dispensent d’un commentaire réglé sur la
peinture. Et l’aveu d’impuissance est à son comble devant les réalisations du
XXe siècle : "Pour finir, la représentation qui ne représente rien, mais
dont le jeu abstrait de lignes et de taches, en l’absence et du dehors du monde
continue de nous parler du monde où nous vivons." (id.) Mais
comment ? À l’intuition que l’art
poursuit une dynamique d’invention répond un énoncé sans portée heuristique
aucune : « la représentation qui ne représente rien ». Les
diverses innovations et expérimentations du siècle qui vient de s’écouler sont peut-être
moins le signe d’une crise de la représentation mais de son inadéquation
conceptuelle, la plastique moderne et contemporaine conservant et réinventant
dans l’infiguré ou l’infigurable sa spécificité. Ce qui rétroactivement devrait
aussi conduire à inquiéter l’usage du concept quand on lui assigne les œuvres
du passé. À travers la représentation, l’art ne dénonce pas seulement une
aporie de l’esthétique. Il met plus gravement en cause le religieux dans la
fonction anthropologique que lui reconnaît Gauchet.
* Baudelaire, Oeuvres complètes, t. II, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1976, p. 685.