Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 20 janvier 2017

DÉPHRASER, DÉFRANCISER


Ce double geste, c’est la leçon de Corbière, il me semble, dans Les Amours jaunes en 1873. Le déphrasé, que je prends sur le modèle du « déchanté » – apologie de la dissonance – n’est pas le contraire du phrasé, et certes la mise en crise de la conception rhétorique (périodisable) et logico-syntaxique (en passe de s’imposer en cette fin de siècle) de la phrase ; une redécoupe du discours par le « heurté » qui cible spécialement le lié et le flué (voir la haine  du style coulant chez Baudelaire : Sand et la littérature pour bourgeois, etc.) Il s’y joint une offense et une offensive contre l’idiome, ce que trahit ouvertement l’interrogatoire liminaire du livre, situé à la Préfecture de Police, 20 mai 1873 : « Bon, est-ce classique ? – À peine est-ce français ! ». Le baragouin auquel le poète assimile jubilatoirement l’œuvre, s’exposant de manière implicite mais non moins provocatrice au risque de l’obscurité et de l’illisibilité, Huysmans l’explique dans À rebours en empruntant à l’idéologie coloniale : « C’était à peine français ; l’auteur parlait nègre, procédait par un langage de télégramme, abusait des suppressions de verbes, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis voyageur insupportables, puis tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise » (ch. XIV). Bien sûr qu’elle va au Négrier du père l’allusion ; mais elle met surtout le sujet dans la position du primitif, de l’« étranger » (« Le Poète contumace »), celui qui « parle indou » (« Rapsodie du sourd »). Déphraser par suppression et dislocation, aussi cette surponctuation qu’avait relevée dans ses notes Laforgue, l’atypicité et l’averbalité des phrases, etc., c’est défranciser. Geste de désordre et de densité (« fouillis ») qui par définition est inachevé et inachevable. La perspective – même durement polémique – est une réinvention du français à partir de l’oralité, notoirement l’argot de la bohème parisienne, les parlures sociales et régionales – Bretons et Marins – ces héros du simple. « Gens de mer » ou épopée (au sens premier) du peuple, qui puise dans la complainte, la rapsodie, le cantique – la contre-culture du temps. Tout ceci contre l’orthopédie linguistique et éthique du XIXe siècle. Exclure, enfermer cette « chose » (« Ça ? ») qu’est le livre ? Dans une maison de « tolérance » ou de « correction » ? Politique du poète.