On
y répare les besoins élémentaires de la vie, les oublis de dernière minute, les
commandes urgentes. L’étranger, mal informé, y voit l’essentiel de
l’« épicerie », avant de découvrir qu’il existe aussi une triste civilisation des grandes surfaces. En hiver, le passant y pousse avec une jouissance soulagée les doubles portes, grises de crème et de crachat. Il s’y dépouille
de ses gants et de ses scrupules tandis que les battants raclent péniblement le sol. Ses
carreaux embués ne lui donnent pas l’avantage bien qu’il ait déjà localisé le
comptoir. En été, il éprouve une mutation inverse du corps, qui l’absout des
sueurs de la rue, à condition de prendre l’allée ronflante des ventilateurs. En
toute saison, les clients se soumettent à ce test du scaphandrier. Bien des
fois, je me suis demandé ce qui arriverait si je me plantais là, à la vue de
tous, entre les deux portes montées en acier qui assurent la cohabitation des températures,
sans autre tâche que de décompter lentement le taux d’oxygène.
C’est
toujours moi qui ouvre le deal, malaxant mes syllabes pour
plus de clarté, mais inlassablement contraint de préciser au bout de quelques
secondes : « …the blue pack, you know, orné de visages et
de dentitions difformes, de scènes à la morgue ou de malades repentis. See what I mean ? ». Tabac : 85 %. Papier à
cigarette : 8 %. Total des additifs : 7 %. Goudron : 8 mg.
Nicotine : 0.6 mg. Monoxyde de carbone : 9 mg. Ce qui fait un drôle
de calcul pour une drogue régulière, hypocritement dissimulée
derrière des pans de tôle uniforme, qui donnent au magasin l’austérité d’un
abri militaire. Ce camouflage est d’ailleurs de courte durée, lorsque le
vendeur cédant à la panique se transforme en percussionniste, ouvrant une à une
ses cachettes dans l’espoir de découvrir l’objet convoité. Il faut parfois
patienter davantage, le temps de suivre sur un écran la roue de la fortune au
rythme de grelots de foire. Des gloussements électro-acoustiques préservent le
suspense, jusqu’à ce que la machine affiche la somme dérisoire de $1. Dépitée,
celle qui me précède n’en rachète pas moins son coupon pour le prochain Loto-Québec.
Celui-là, à coup sûr, sera gagnant.
Il
ne se souvient jamais de la marque dont je suis fidèle consommateur, mais il me
reconnaît dès que j’ai franchi le fameux sas. Il est venu de Shanghaï avec
toute sa famille il y a douze ans, ce qui me laisse admiratif. Notre activité
favorite, c’est d’échanger dans cet idiome métèque qui a cours de Toronto au
centre-ville de Montréal, en faisant tomber toutes les pudeurs grammaticales.
Depuis mon arrivée chez les Canucks, je continue comme lui de balbutier la sainte
langue de Shakespeare à force de vocables monstrueux, ce qui nous fait un début
d’amitié, en plus du bonheur d’énoncer : « Why
did you left China, anyway ? – I leave because it better place here. –
Right. » La théorie des climats ne compte pas pour
rien dans ma culture d’européen, exposé à un âge trop précoce aux pages
philosophiquement abstruses de Montesquieu. Si d'aventure j'en viens à penser qu’il doit
mieux supporter les moussons qui s’abattent en été sur cette froide province,
il me corrige aussitôt en se livrant à un tableau comparatif entre l’éducation
asiatique et les mœurs occidentales. On se quitte en concluant invariablement :
« This is a better place here. – Right. »
À l'angle des rues Milton et Aylmer, je croise un groupe d’étudiants qui lâche
sérieusement la bride. « I’m gonna go to the dépanneur. Gotta buy, etc. »
crie l’un d’entre eux, heureux de la fin des cours, et d’avoir quitté le périmètre
surveillé de la très protestante alma mater. Celui-là, me dis-je, aura en
charge les paquets de bières pour « le party » de ce soir.