Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 13 août 2016

DÉPANNEUR


 On y répare les besoins élémentaires de la vie, les oublis de dernière minute, les commandes urgentes. L’étranger, mal informé, y voit l’essentiel de l’« épicerie », avant de découvrir qu’il existe aussi une triste civilisation des grandes surfaces. En hiver, le passant y pousse avec une jouissance soulagée les doubles portes, grises de crème et de crachat. Il s’y dépouille de ses gants et de ses scrupules tandis que les battants raclent péniblement le sol. Ses carreaux embués ne lui donnent pas l’avantage bien qu’il ait déjà localisé le comptoir. En été, il éprouve une mutation inverse du corps, qui l’absout des sueurs de la rue, à condition de prendre l’allée ronflante des ventilateurs. En toute saison, les clients se soumettent à ce test du scaphandrier. Bien des fois, je me suis demandé ce qui arriverait si je me plantais là, à la vue de tous, entre les deux portes montées en acier qui assurent la cohabitation des températures, sans autre tâche que de décompter lentement le taux d’oxygène.
C’est toujours moi qui ouvre le deal, malaxant mes syllabes pour plus de clarté, mais inlassablement contraint de préciser au bout de quelques secondes : « …the blue pack, you know, orné de visages et de dentitions difformes, de scènes à la morgue ou de malades repentis. See what I mean ? ». Tabac : 85 %. Papier à cigarette : 8 %. Total des additifs : 7 %. Goudron : 8 mg. Nicotine : 0.6 mg. Monoxyde de carbone : 9 mg. Ce qui fait un drôle de calcul pour une drogue régulière, hypocritement dissimulée derrière des pans de tôle uniforme, qui donnent au magasin l’austérité d’un abri militaire. Ce camouflage est d’ailleurs de courte durée, lorsque le vendeur cédant à la panique se transforme en percussionniste, ouvrant une à une ses cachettes dans l’espoir de découvrir l’objet convoité. Il faut parfois patienter davantage, le temps de suivre sur un écran la roue de la fortune au rythme de grelots de foire. Des gloussements électro-acoustiques préservent le suspense, jusqu’à ce que la machine affiche la somme dérisoire de $1. Dépitée, celle qui me précède n’en rachète pas moins son coupon pour le prochain Loto-Québec. Celui-là, à coup sûr, sera gagnant.
Il ne se souvient jamais de la marque dont je suis fidèle consommateur, mais il me reconnaît dès que j’ai franchi le fameux sas. Il est venu de Shanghaï avec toute sa famille il y a douze ans, ce qui me laisse admiratif. Notre activité favorite, c’est d’échanger dans cet idiome métèque qui a cours de Toronto au centre-ville de Montréal, en faisant tomber toutes les pudeurs grammaticales. Depuis mon arrivée chez les Canucks, je continue comme lui de balbutier la sainte langue de Shakespeare à force de vocables monstrueux, ce qui nous fait un début d’amitié, en plus du bonheur d’énoncer : « Why did you left China, anyway ? – I leave because it better place here. – Right. » La théorie des climats ne compte pas pour rien dans ma culture d’européen, exposé à un âge trop précoce aux pages philosophiquement abstruses de Montesquieu. Si d'aventure j'en viens à penser qu’il doit mieux supporter les moussons qui s’abattent en été sur cette froide province, il me corrige aussitôt en se livrant à un tableau comparatif entre l’éducation asiatique et les mœurs occidentales. On se quitte en concluant invariablement : « This is a better place here. – Right. »
À l'angle des rues Milton et Aylmer, je croise un groupe d’étudiants qui lâche sérieusement la bride. « I’m gonna go to the dépanneur. Gotta buy, etc. » crie l’un d’entre eux, heureux de la fin des cours, et d’avoir quitté le périmètre surveillé de la très protestante alma mater. Celui-là, me dis-je, aura en charge les paquets de bières pour « le party » de ce soir.