Curieux sentiment de
malaise d’abord, à relire l’article de Gisèle Sapiro publié au début de cette
année dans Le Monde : « L’inquiétante dérive des intellectuels
médiatiques1 ». On s’interroge peut-être moins sur la
pertinence des arguments que sur le sens et même l’efficacité de ce mode
d’intervention critique. Que
vise-t-il exactement ? Comment ? Au nom de quoi ? On serait même
tenté de n’y voir qu’un énième avatar de la « pensée française », tiède, froide, etc., eau morte en tous cas, cet
état de marasme avec lequel se débat Sapiro.
La question a-t-elle gagné
en clarté ? Il s’agit certes d’une « tribune », non d’un article
savant, qui soustrait de facto la sociologue à sa « neutralité
axiologique » présumée. Il faut en accepter les courts-circuits, la
pédagogie adossée à quelques simplifications. Le régime lui-même médiatique de
la parole ne favorise guère l’exposé patient des concepts et une démonstration
méthodique. Il n’empêche que le texte résonne dans un contexte éditorial
précis. D’abord, la republication récente aux éditions du Seuil du livre de
Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre2 (2002), augmenté
d’une postface inédite de l’auteur qui valide ainsi le bilan établi au début du
siècle, après avoir déclenché de violentes polémiques. Ensuite, l’archive
théorique et analytique du « phénomène », notoirement le volume
collectif organisé par Pascal Durand et Sarah Sindaco, Le discours
« néo-réactionnaire3 », auquel
Sapiro a elle-même participé en 2015. Il conviendrait d’y ajouter un an plus
tôt l’essai de Marc Angenot, La Querelle des « nouveaux réactionnaires » et la critique des
Lumières4.
Du reste, le propos de
Sapiro ne se comprend pas non plus en dehors de la conjoncture politique
immédiate. Au terme d’une année où le pays a été atteint par plusieurs
attentats terroristes, le durcissement des réactions xénophobes et ce que
l’auteure appelle « l’islamophobie ambiante », l’ascension des
mouvances d’extrême-droite en Europe et en France, ce qui est d’abord mis en
cause ce sont les compromissions de l’intelligentsia, de plus en plus séduite
par des thèses conservatrices, qui se pose en gardienne de « “l’identité”
collective […] contre les “barbares” à nos portes et parmi nous ». Rien en
soi de très neuf, sinon que cette « légitimation des réactions de peur et
de haine » conjuguée à un « discours protectionniste » n’est
plus l’apanage de la droite « “néoréactionnaire” », mais devient de
plus en plus de la responsabilité de l’élite de gauche, supposément
progressiste.
Mais c’est toute la
difficulté de continuer à employer une catégorie comme
« néoréactionnaire », à côté de « droitisation » par
exemple. Le phénomène naguère identifié par Lindenberg, et qu’il a pour partie
contribué à fabriquer, en appariant des discours qui ne se situent pas sur le
même plan, ne répond pas à la cartographie politique française et à ses
polarités classiques. Toutefois, pour qui s’est interrogé sur la responsabilité de
l’écrivain5, l’essentiel tient à
juste titre à l’articulation entre l’éthique et le politique, que posent au
regard des événements, de la vie des peuples et des sociétés d’Europe de tels
discours. Le point le plus déterminant reste encore l’analyse par la longue durée,
la scène intellectuelle « en question ne s’étant pas beaucoup renouvelée
depuis son émergence à la fin des années 1970 autour des “nouveaux
philosophes” ».
Pourtant, les enjeux
de cette filiation, associée entre autres au rejet fantasmatique de mai 68, ont
depuis lors été objectivés par Serge Audier6. Ainsi la visée de
Sapiro n’est-elle pas sans précédents, comme par ailleurs l’organigramme des
pensées nouvelles proposé par Razmig Keucheyan7, aux marges de
l’espace français ou non. Dans ce débat, l’intervention critique devrait
pouvoir se mesurer à la spécificité du point de vue sociologique. Or ce qui
retient d’emblée, c’est le lien établi entre « intellectuels
médiatiques » et néoréactionnaires qui, sans être posé en termes
d’équivalence, ne cesse pas toutefois de faire problème : non pas tant
comme marqueur lexical – mot et discours dont il y aurait lieu de questionner
les origines comme les divers modes d’apparition – qu’au rang de signe
classificatoire. Les personnages ainsi désignés prennent place dans une
histoire qui succède à « l’intellectuel total » à la manière de
Jean-Paul Sartre, puis à « l’intellectuel spécifique » selon Michel
Foucault.
En sont exceptés les
« écrivains » – ce qui est discutable, lorsqu’on songe que des médiatiques aux néoréactionnaires, le phénomène
incriminé s’enracine très précisément dans la littérature (à preuve Michel
Houellebecq ou Philippe Muray) – et les « chercheurs » dont la
« prudence » ne doit pas non plus dissimuler certains effets de
connivence avec les pouvoirs doublés de sujétion à l’égard des instances
médiatiques et/ou politiques. Suivant une analyse classiquement inspirée de
Pierre Bourdieu – l’« effet de champ » avec position, prise de
position et opposition – Sapiro relève chez les « intellectuels médiatiques »
des tendances caractéristiques à « afficher [leur] différence » tout
en conservant à tous prix leur « visibilité », argument qui, s’il se
rapporte en premier lieu à la société de spectacle, rejoint aussi une thématique exploitée
récemment par Nathalie Heinich8. Dans cet ensemble, il y a place
pour une typologie sommaire et la description d’habitus : d’un côté, les « notables », qui se
distinguent par une position « plus ou moins dominante »,
« parlent lentement » et écrivent « dans un style classique qui
doit incarner les vertus de la langue française » ; de l’autre, les
« polémistes » qui usent d’un « style pamphlétaire »,
« parlent vite » et pratiquent à l’écrit comme à l’oral
« l’invective et l’amalgame ».
On est conduit
à supposer une série complexe de nuances, si l'on veut donner quelque crédit à une
explication aussi schématique qui, dans sa binarité même, convoque des
catégories approximatives : « style classique » et « style
pamphlétaire » par exemple ne figurent pas au titre d’opérateurs individuants
du discours mais d'englobants, de sorte qu'ils font l’économie du rapport qui unit les « livres »
qu’il importe à ces intellectuels de vendre, et leurs « apparitions
publiques » répétées qui ne sortent pas du régime de l’avis ou de
l’opinion. Mais le plus étonnant est qu’aucun auteur n’est mentionné au cours
de cette typologie, à l’exception peut-être d’André Glucksmann dont une
parenthèse précise l’allusion contenue dans la périphrase inaugurale de
l’article : « Alors que l’un d’entre eux vient de mourir [André
Glucksmann, voir Le Monde
du 12 novembre 2015], les intellectuels envahissent plus que
jamais l’espace public. » Au lecteur de deviner sous les défenseurs de
« l’identité » un possible Finkielkraut par exemple9. Etc.
S’agit-il encore de
cette même « prudence » de spécialiste ? Ou d’une stratégie
d’évitement, qui consiste à se démarquer des procédés des
« polémistes » eux-mêmes ? La conséquence est telle que la
sociologue s’en remet au partage de l’évidence, et présuppose l’objet connu ou
reconnu de ses destinataires. Devant ce phénomène, si la responsabilité est
double – de la part d’intellectuels sensibles au « succès » comme aux
« gratifications sociales » ou aux « réseaux de relations au
sein du champ du pouvoir », fait marquant de la période sarkozyste (évoquons pour faire bonne mesure la valetaille dont a su s'entourer François Mitterand, quelques décennies plus tôt...) ; de la part des médias eux-mêmes, des
hebdomadaires aux quotidiens, – Sapiro laisse le lecteur dans un état de
perplexité lorsqu’elle admet : « […]
Ces non spécialistes ont en commun une compétence qui fait défaut à la plupart
des chercheurs et universitaires plus familiers de la chaire et des échanges
entre pairs : ils maîtrisent fort bien les règles de ces hauts lieux de visibilité. Ils “passent” bien à la
télévision ou à la radio. Cela contribue-t-il à expliquer ce qui n’en demeure pas moins un mystère, à savoir, pourquoi ils suscitent un tel intérêt auprès du public ? »
Mais ce
« mystère », ne revenait-il pas à la sociologie précisément d’en
rendre compte, d’éprouver ses instruments en amorçant quelques pistes, de
questionner la nature de l’objet et les termes du débat, au lieu
d’un parcours déjà ba(na)lisé ?
(3) L’ouvrage paraît aux CNRS Éditions au
début du mois de novembre 2015. À noter le déplacement opéré des auteurs au
« discours », et le maintien de l’appellation « néo-réactionnaire » sous guillemets. À ce
marquage énonciatif se superpose néanmoins la sémiotique de la couverture : typographie décalée de l’adjectif dont la couleur
et la taille contrastent avec le nom ; décomposition au gré de l’espace de
la morphologie du mot, « néo-réac-tionnaire », avec emphase sur « réac », indice abréviatif-péjoratif.
(4) Marc Angenot, La Querelle des « nouveaux réactionnaires » et la critique
des Lumières, Montréal, Discours social, XLV, 2014.
(5) Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France
(XIXe-XXIe siècle), Paris, Éditions
du Seuil, 2011.
(6) Serge Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration
intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008.
(7) Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des
nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2010.
(8) Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité
en régime démocratique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
Sciences humaines », 2012.
(9) Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Paris, Stock,
2013.