Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 4 avril 2019

EN ANGLAIS

Les surprises du métier dans ses variantes quotidiennes, nobles ou tâcheronnes. Un cas d’anthologie – à l’occasion d’un rapport d’évaluation pour un dossier destiné à une instance scientifique de niveau national et international, cette curieuse instruction qui échappait d’abord à ma vigilance, tant l’habitude de s’énoncer en français, malgré le contexte colingue voire bilingue qui est devenu le mien depuis plusieurs années, s’impose sans examen, et presque inconsciemment, à des objets et à des manières de penser qui forment ce que – très pompeusement – j’appellerai mon idiosyncrasie intellectuelle : « Nous traiterons votre expertise de façon confidentielle et son contenu sera rendu anonyme avant sa transmission au/à la requérant-e. Vous faciliterez la garantie de votre anonymat en établissant votre expertise en anglais. » Et en effet, je n’en dirai pas plus moi-même, étant tenu déontologiquement par le secret professionnel. Ce qui m’intéresse, et me sidère par contre, est l’argumentation qui entoure le statut de l’anglais dans cet énoncé administratif – une formulation générique, stéréotypée, répétable. Certes l’expert(e) dont on suppose ici qu’il ou elle n’est pas anglophone est seulement convié(e) à s’exprimer dans la langue de Shakespeare. Chacun ou chacune demeure libre de le faire ou de ne pas le faire. Bien qu’il ne soit pas contraignant, l’énoncé conserve néanmoins une visée résolument incitative. Ce que confirmerait dans la version originale l’usage ponctuatif-graphique (bref : modalisant) des caractères en gras pour le syntagme « en anglais » (que je restitue sur ce blog en italiques). S’il convenait en deux mots de résumer les composantes pragmatiques de cette forme de communication : « ce serait mieux » ou « à défaut vous pouvez bien entendu vous exprimer dans votre langue maternelle ou dans votre langue de travail, ce n’est pas interdit ». Mais c’est surtout le mode par lequel se trouve justifié le transfert entre la langue supposée de l’expert et la langue attendue du rapport qui fait obstacle, comme si ce transfert n’avait aucune incidence, valait absolument comme un non-événement : aux seules fins de faciliter « la garantie de votre anonymat ». À celui ou celle qui est équipé(e) des minima éthiques, il est impossible de se dérober à la conclusion qui s’insinue d’elle-même dans les replis de l’esprit : il va de soi, puisque l’énoncé le tient ici pour une évidence, que l’anglais est la langue idoine pour me servir de masque, pour neutraliser les identités, ou encore effacer ma subjectivité. Ou si l’on devait tirait tout le bénéfice interprétatif : me pourvoir d’une autorité objective comme savant et juge. Il faudrait donc accepter de se déposséder, ou pour le dire dans un registre moins directement affectif, de se dessaisir à tout le moins provisoirement de sa langue, ou si l’on en manie plusieurs, ou si l’on vit alternativement et simultanément dans plusieurs idiomes (dont l’anglais) d’opérer un choix préférentiel en vertu de ce principe dicté par l’impersonnalité. Car sous couvert d’être présenté sous l’espèce d’un agencement collectif nécessaire, en accord implicite avec son statut largement admis de lingua franca dans l’univers savant (au demeurant, solidaire de ses usages mondialisés), en vérité l’anglais apparaît ici comme un principe de non-individuation. L’instance savante sort d’elle-même au nom d’impératifs transcendants (les règles de la communauté, interagissant elles-mêmes avec les politiques scientifiques et linguistiques des États) : assurer la communicabilité, la compréhension et le dialogue des analyses et des idées, et permettre surtout la production et la régulation normatives des valeurs (puisqu’il s’agit d’un processus d’appréciation et de sanction sur dossier) sur le mode de l’objectivité. Et à prendre l’énoncé à la lettre, dans son cotexte immédiat, l’anglais occuperait, selon un dualisme couramment répandu, la place de la forme – ou si l’on veut : la traduction au sens le plus pauvre du terme – du « contenu » même de l’expertise dont il soustrairait en conséquence tout signe ou signature reconnaissable. Ainsi le génie de l’anglais, puisqu’il s’agit de ce mythème linguistique-là, ce serait l’anonyme ou l’impersonnel, comme jadis on classait des langues affectives et des langues rationnelles. Dans cet imaginaire typologique, ce n’est pas que l’anglais serve uniquement à dissimuler la langue de l’autre ou l’autre langue, celle que parlerait potentiellement l’expert(e) et qui en dénoncerait les origines et l’identité. Un tel amalgame tient avant tout à l’oubli du discours qui est le lieu véritable des signes et des signatures, ou à l’assimilation dommageable entre langue et discours. Plus gravement, l’énoncé trahit une méconnaissance radicale de ce qu’est ou de ce que fait une langue aux sujets qui en usent et s’individuent par elle, en elle ; une langue inséparable d’une histoire, d’une société et d’une culture, qui pour cette raison ne saurait être si simplement un vecteur d’impersonnalité (ce que démontre plus encore le décentrement impliqué par le passage d’une langue à une autre, qui est le contraire même de la neutralité). En l’occurrence, c’est bien parce qu’il travaille le champ de l’évidence, et tente de l’imposer en la communiquant, que l’énoncé met au travail une idéologie : une idéologie de la langue, une idéologie des langues. Ce mode de penser correspond peut-être moins finalement à une utopie de la connaissance, pourtant en jeu dans le jeu sérieux de l’expertise, qu’à une utopie technocratique dont le savant est libre ou non de se rendre complice ainsi qu’on l’y invite.
    Au reste, la commande qui m’a été passée émane d’une nation plurilingue, à laquelle l’anglais est historiquement étranger…