Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 7 mai 2017

LA RHÉTORIQUE DU NÉGATIF (XXIV. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Retour à Gauchet et à la représentation chronologique. Le déséquilibre théologique du temps y organise l’histoire moins par dates que par âge ou cycle. La date perd son rôle descriptif et interprétatif. Elle assure certes une désignation mais elle ne sert plus que de simple jalon : un repère qui certes confirme l’économie spéculative du discours, qui perd surtout la consistance de sa positivité : « Là s’arrête, quelque part autour de 1700, pour prendre un repère rond, l’histoire proprement chrétienne » (DM, 233 ; je souligne). Mais sur la base de quels événements ? Et pour cause, à propos d’un changement dans la pratique et la théorie de la personnalité, plus complexe encore : « Il est possible de donner tout son sens, dans ce cadre, à la découverte de l’inconscient, comme psychologie de l’individu autonome. Elle n’intervient pas par hasard dans ces parages de 1900 où s’est jouée une poussée décisive de la démocratie » (D, XIX ; je souligne). Moins la date que sa périphérie, appelée à devenir symbole. À propos du religieux, Gauchet continue d’évoquer « le moment 1900 » par symétrie toujours avec « le moment présent » (100). Mais là où il postule un rapport entre le domaine psychique et le domaine politique, le lien se présente comme « intersection de l’individuel et du collectif » (42), dialectique molle. Résistant à une stricte factualité, l’opération historiographique est ensuite un lieu privilégié d’exercice du jugement. Elle appelle d’incessants diagnostics sur la période examinée. L’essai s’apparente à une nosographie du temps identifié en termes de pathologies et de remèdes. La réflexion que Gauchet développe longuement aux pages 229 à 295 sur la psychologie contemporaine, particulièrement sur les nouvelles maladies de l’âme, joue un rôle paradigmatique dans ce procès instruit contre l’ère du vide. Comme on parle des « formes de pathologie de la personnalité » (255), il existe des formes de pathologie de la collectivité. Par exemple, devant la montée du racisme et corrélativement des mouvances néo-fascistes ou philonazies, il serait urgent de « remédier à la pathologie politique qui naît du sentiment de dépossession populaire » (226). La même terminologie s’applique à l’école : « L’appareil de formation est malade » (156). En fait, ces différents malaises sociaux, Gauchet les perçoit déjà chez certains observateurs du XIXe siècle, sensibles au « caractère pathologique, instable et appelé à être dépassé d’un présent de discorde, de dispersion et de contradiction » (105). Et le XIXe siècle a décliné l’histoire sur le mode organiciste. En véritable sémiologue et clinicien des symptômes, l’auteur avance toujours la même cause : le présent d’hier, le présent d’aujourd’hui s’expliquent par « une société qui fonctionne à la séparation, à la dissociation, à la division. Elle sépare la société civile et l’État, elle disjoint les individus, elle scinde les esprits, elle divise le travail, elle oppose les intérêts, elle met les classes aux prises » (104). Sans doute, d’hier à aujourd’hui certains conflits ont disparu, d’autres sont apparus, mais l’historicité engage chaque fois le récit d’une « déliaison » (XI). Marqueur rhétorique récurrent. Entre le futur inconnaissable, le passé reconstituable, le présent n’est jamais pensé qu’aux moyens d’anciens repères quand ceux-ci se sont déjà éclipsés. Ainsi doit se comprendre l’usage surabondant des préfixes négatifs dé(s)- ou dis- (dys-) à partir de bases substantivales ou verbales. La thèse de l’individualisme contemporain y puise une énonciation prototypique. Les recrudescences de ce phénomène ne s’expliquent pas sans la « dissolution des englobants » (341), laquelle accompagne la tentation autodestructrice de la communauté démocratique prise dans un « vertige de la désagrégation » (383). Au lieu que la totalité sociale fondait le partage et la cohésion entre individus, c’est l’inverse qui se produit : « cette dimension de précédence » est en train d’être « disloquée » (247). Ailleurs il est question de « la destitution méthodique de la culture classique » ou encore de « la déconstruction de la tradition » (165) avec écho derridien. La préfixation négative fait système. Certaines sont modalisées en italiques, d’autres non, quelques occurrences morphologiquement décomposées, ce qui confirme la généralisation du procédé. La liste serait longue à établir, voici un échantillon significatif. À propos des liens spirituels entre l’ici-bas et l’au-delà, c’est l’idée de « désemboîtement » et de « désintrication » (56) qui s’impose. Enquêtant sur les mutations de la cellule familiale, l’auteur conclut à sa « désinstitutionnalisation » (238) ou même à « sa déformalisation irrépressible » (241). Ce qu’il appelle « la mentalité hypercontemporaine » (260) se traduit par des conduites « déconcertantes » : « On n’a plus affaire à l’expression incontrôlée d’une intériorité, mais à la manifestation d’une passion de se gager de soi, de se lier de soi ou de se tourner de soi » (261 ; je souligne). Mais il faut également compter sur la « dé-participation bienveillante » (194) des citoyens en matière de vote, la « dédramatisation de la vie sociale » (232), la « possible défonctionnalisation de la religion » (294), la « détraditionnalisation » (301) de la droite, « la désyndicalisation et l’institutionnalisation des syndicats » (306), « notre époque de dépolitisation » (314), « une saisissante désintellectualisation du fonctionnement social » (368), un « désinvestissement silencieux de la chose publique » (377), etc. Cette rhétorique fonctionne en sous-système par opposition à la charge graphique du trait d’union, ponctuation héritée de la phénoménologie : l’être-soi, l’être-ensemble, l’humain-social, l’être-en-société, le tenir-ensemble... L’herméneutique du présent est une herméneutique négative au sens où il a existé une théologie négative. Elle interroge ontologiquement le présent, ce qu’elle en dit, c’est d’abord au titre de ce qu’il n’est plus. Et le procédé discursif se place au cœur de l’anthropologie de Marcel Gauchet, qui ne s’adresse vainement qu’à « l’énigme des décompositions et recompositions » (XVI). Puisque tout s’est depuis longtemps disjoint, la seule issue est encore de réarticuler et de réunir, bref, de penser « l’homme du lien » (RDH, 74).