Retour à Gauchet et à la représentation
chronologique. Le déséquilibre théologique du temps y organise l’histoire moins
par dates que par âge ou cycle. La date perd son rôle descriptif et interprétatif. Elle assure certes
une désignation mais elle ne sert plus que de simple jalon : un repère qui
certes confirme l’économie spéculative du discours, qui perd surtout la
consistance de sa positivité : « Là s’arrête, quelque part autour de 1700, pour prendre un repère rond, l’histoire proprement chrétienne » (DM, 233 ; je souligne). Mais sur la base de quels événements ?
Et pour cause, à propos d’un changement dans la pratique et la théorie de la
personnalité, plus complexe encore : « Il est possible de donner tout son
sens, dans ce cadre, à la découverte de l’inconscient, comme psychologie de
l’individu autonome. Elle n’intervient pas par hasard dans ces parages de 1900 où s’est jouée une poussée décisive de la
démocratie » (D, XIX ; je souligne). Moins la date que
sa périphérie, appelée à devenir symbole. À propos du religieux, Gauchet
continue d’évoquer « le moment 1900 » par symétrie toujours avec
« le moment présent » (100). Mais là où il postule un rapport entre
le domaine psychique et le domaine politique, le lien se présente comme « intersection
de l’individuel et du collectif » (42), dialectique molle. Résistant à une
stricte factualité, l’opération historiographique est ensuite un lieu
privilégié d’exercice du jugement. Elle appelle d’incessants diagnostics sur la
période examinée. L’essai s’apparente à une nosographie du temps identifié en
termes de pathologies et de remèdes. La réflexion que Gauchet développe
longuement aux pages 229 à 295 sur la psychologie contemporaine,
particulièrement sur les nouvelles maladies de l’âme, joue un rôle
paradigmatique dans ce procès instruit contre l’ère du vide. Comme on parle des « formes de pathologie de la
personnalité » (255), il existe des formes de pathologie de la
collectivité. Par exemple, devant la montée du racisme et corrélativement des
mouvances néo-fascistes ou philonazies, il serait urgent de « remédier à
la pathologie politique qui naît du sentiment de dépossession populaire »
(226). La même terminologie s’applique à l’école : « L’appareil de
formation est malade » (156). En fait, ces différents malaises sociaux,
Gauchet les perçoit déjà chez certains observateurs du XIXe siècle,
sensibles au « caractère pathologique, instable et appelé à être dépassé
d’un présent de discorde, de dispersion et de contradiction » (105). Et le
XIXe siècle a décliné l’histoire sur le mode organiciste. En
véritable sémiologue et clinicien des symptômes, l’auteur avance toujours la
même cause : le présent d’hier, le présent d’aujourd’hui s’expliquent par
« une société qui fonctionne à la séparation, à la dissociation, à la
division. Elle sépare la société civile et l’État, elle disjoint les individus,
elle scinde les esprits, elle divise le travail, elle oppose les intérêts, elle
met les classes aux prises » (104). Sans doute, d’hier à aujourd’hui
certains conflits ont disparu, d’autres sont apparus, mais l’historicité engage
chaque fois le récit d’une « déliaison » (XI). Marqueur rhétorique récurrent.
Entre le futur inconnaissable, le passé reconstituable, le présent n’est jamais
pensé qu’aux moyens d’anciens repères quand ceux-ci se sont déjà éclipsés.
Ainsi doit se comprendre l’usage surabondant des préfixes négatifs dé(s)- ou dis- (dys-) à partir de bases substantivales ou
verbales. La thèse
de l’individualisme contemporain y puise une énonciation prototypique. Les
recrudescences de ce phénomène ne s’expliquent pas sans la « dissolution
des englobants » (341), laquelle accompagne la tentation autodestructrice
de la communauté démocratique prise dans un « vertige de la
désagrégation » (383). Au lieu que la totalité sociale fondait le partage
et la cohésion entre individus, c’est l’inverse qui se produit :
« cette dimension de précédence » est en train d’être
« disloquée » (247). Ailleurs il est question de « la
destitution méthodique de la culture classique » ou encore de « la
déconstruction de la tradition » (165) avec écho derridien. La préfixation
négative fait système. Certaines sont modalisées en italiques, d’autres non,
quelques occurrences morphologiquement décomposées, ce qui confirme la
généralisation du procédé. La liste serait longue à établir, voici un échantillon significatif. À propos des liens spirituels entre l’ici-bas et
l’au-delà, c’est l’idée de « désemboîtement » et de
« désintrication » (56) qui s’impose. Enquêtant sur les mutations de
la cellule familiale, l’auteur conclut à sa « désinstitutionnalisation »
(238) ou même à « sa déformalisation irrépressible » (241). Ce qu’il
appelle « la mentalité hypercontemporaine » (260) se traduit par des
conduites « déconcertantes » : « On n’a plus affaire à
l’expression incontrôlée d’une intériorité, mais à la manifestation d’une
passion de se dégager de soi, de se délier
de soi ou de se détourner de soi » (261 ; je souligne).
Mais il faut également compter sur la « dé-participation
bienveillante » (194) des citoyens en matière de vote, la
« dédramatisation de la vie sociale » (232), la « possible défonctionnalisation de la religion » (294), la « détraditionnalisation »
(301) de la droite, « la désyndicalisation et l’institutionnalisation des
syndicats » (306), « notre époque de dépolitisation » (314),
« une saisissante désintellectualisation du fonctionnement social »
(368), un « désinvestissement silencieux de la chose publique »
(377), etc. Cette rhétorique fonctionne en sous-système par opposition à la
charge graphique du trait d’union, ponctuation héritée de la phénoménologie :
l’être-soi, l’être-ensemble, l’humain-social, l’être-en-société, le tenir-ensemble... L’herméneutique
du présent est une herméneutique négative au sens où il a existé une théologie
négative. Elle interroge ontologiquement le présent, ce qu’elle en dit, c’est d’abord
au titre de ce qu’il n’est plus. Et le procédé discursif se place au cœur de l’anthropologie
de Marcel Gauchet, qui ne s’adresse vainement qu’à « l’énigme des
décompositions et recompositions » (XVI). Puisque tout s’est depuis
longtemps disjoint, la seule issue est encore de réarticuler et de réunir,
bref, de penser « l’homme du lien » (RDH, 74).